Les Crises, les Mots, les Idées… et la Duperie.
Je trouve le moment idéal pour s’occuper un peu avec les
mécanismes de l'association et de la dissociation des idées.
En ces temps de crises, « Crise économique et sociétale » que l’on tente de
camoufler derrière la nappe de brouillard générée par la « Crise sanitaire »
due au Virus Corona, nous parlons beaucoup, nous lisons beaucoup, nous sommes
inondés par un flux ininterrompu d’informations ayant le but de nous faire
penser ce que nous devons penser.
Oui, nous sommes tous manipulés, et trop peu
de gens en sont vraiment conscient. On nous bombarde avec des mots et des images,
des chiffres et des statistiques, des textes, des messages, des informations,
venant de partout et sur toutes sortes de thèmes.
Des millions de personnes confinés,
les économies mises en sommeil, la vie de tous les jours devenant plus une
incarcération qu’autre chose, les réactions et les actions chaotiques du monde
politique occidental, le manque des matériaux nécessaires pour faire face à la
maladie COVID-19, tout cela répand parmi les populations une peur insidieuse,
une sorte de paranoïa encore jamais atteinte.
Une des causes de cette « peur » est
clairement le langage utilisé dans les informations…
Tout ce que l’on nous dits, nous fait croire est-il réel, est-ce
la Vérité, ou bien est-ce plutôt une « vérité » parmi d’autres
vérités ?
Il n’est pas facile de se faire une idée de la « Réalité »,
c’est peut-être même impossible… donc soyons prudent, ne croyons pas tout ce
que l’on veut nous faire croire, soyons conscient d’une chose : les MOTS et le
LANGAGE sont de grandes causes de duperie…
Les mots dont sont formé nos phrases, nos textes, nos
informations ; ces mots peuvent, suivant le contexte où l’auteur, avoir des
significations différentes… alors,
Ci-dessous un petit essay sur le sujet, paru en Janvier 1900
(cela parait dépassé, mais c’est très actuel). L’Auteur, Rémy de Gourmont, écrivain,
à la fois romancier, journaliste et critique d'art, proche des symbolistes
pratiquait une forme de discernement qu'il baptise la « dissociation d'idées ».
Une part importante de son œuvre d'essayiste est consacrée à cet exercice
cérébral, qui consiste à faire la part des choses : l'idée juste est
colonisée par l'amalgame qui en fait à la fois un cliché et une idée fausse.
L'idée reçue est le résultat de cette opération qui réunit des éléments vrais
pour en faire une idée fausse, par l'illusion que leur réunion est la
normalité. Le travail de dissociation permet de délivrer la vérité de sa
partie polluée, pour retrouver « l’idée pure ».
LES MOTS ET LES IDEES
Mercure de France – Nr 121 - Tome XXXIII – Janvier-Février
1900
Origine : Bibliothèque nationale de France
Il y a deux manières de penser ou accepter telles qu'elles
sont en usage les idées et les associations d'idées, ou se livrer, pour son
compte personnel, à de nouvelles associations et, ce qui est plus rare, à d'originales
dissociations d'idées. L'intelligence capable de tels efforts est, plus ou
moins, selon le degré, et selon l'abondance et la variété de ses autres dons,
une intelligence créatrice. Il s'agit ou d'imaginer des rapports nouveaux entre
les vieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les
vieilles images unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à
les remarier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu'une nouvelle
opération désunira encore, jusqu'à la formation toujours équivoque et fragile
de nouveaux liens. Dans le domaine des faits et de l'expérience, ces opérations
se trouveraient limitées par la résistance de la matière et l'intolérance des lois
physiques dans le domaine purement intellectuel, elles sont soumises à la logique
mais la logique étant elle-même un tissu intellectuel, ses complaisances sont
presque infinies. Véritablement l'association et la dissociation des idées (ou
des images l'idée n'est qu'une image usée) évoluent selon des méandres qu'il
est impossible de déterminer et dont il est difficile même de suivre la
direction générale. Il n'est pas d'idées si éloignées, d'images si hétéroclites
que l'aisance dans l'association ne puisse joindre au moins pour un instant.
Victor Hugo, voyant un câble qu'on entoure de chiffons à l'endroit où il porte
sur une arête vive, voit en même temps les genoux des tragédiennes qui sont
matelassés contre les chutes dramatiques du cinquième acte (1); et ces deux
choses si loin, un cordage amarré sur un rocher et les genoux d'une actrice se
trouvent, le temps de notre lecture, évoquées dans un parallèle qui nous séduit
parce que les genoux et la corde, les uns en dessus, l'autre en dessous, au
pli, sont également « fourrés »(2), parce que le coude que fait un câble ainsi
jeté ressemble assez à une jambe pliée, parce que la situation de Giliatt est
parfaitement tragique et enfin parce que, tout en percevant la logique de ces
rapprochements, nous en percevons, non moins bien, la délicieuse absurdité.
De telles associations sont nécessairement des plus
fugitives, à moins que la langue ne les adopte et n'en fasse un de ces tropes
dont elle aime à s'enrichir ; il ne faudrait pas être surpris que ce pli d'un
câble s'appelât le « genou » du câble. En tout cas les deux images restent
prêtes à divorcer ; le divorce règne en permanence dans le monde des idées, qui
est te monde de l'amour libre. Les gens simples parfois en demeurent scandalisés
celui qui pour la première fois, selon que l'un ou l'autre des termes est le
plus ancien, osa dire la « bouche » ou la « gueule » d'un canon fut sans doute
accusé soit de préciosité soit de grossièreté. S'il est malséant de parler du
genou d'un cordage, il ne l'est point d'évoquer le « coude » d'un tuyau ou la «
panse » d'un flacon. Mais ces exemples ne sont donnés que comme types
élémentaires d'un mécanisme dont la pratique nous est plus familière que la
théorie. Nous laisserons de côté toutes les images encore vivantes pour ne nous
occuper que des idées, c'est- à-dire de ces ombres tenaces et fugaces qui
s'agitent éternellement effarées dans les cerveaux des hommes.
Il y a des associations d'idées tellement durables qu'elles
paraissent éternelles, tellement étroites qu'elles ressemblent à ces étoiles
doubles que l'œil nu en vain cherche à dédoubler. On les appelle volontiers des
« lieux communs ». Cette expression, débris d'un vieux terme de rhétorique, « loci
communes sermonis » a pris, surtout depuis les développements de
l'individualisme intellectuel, un sens péjoratif qu'elle était loin de posséder
à l'origine, et encore au dix-septième siècle. En même temps qu'elle
s'avilissait, la signification du « lieu commun » s'est rétrécie jusqu'à
devenir une variante de la banalité, du déjà vu, déjà entendu, et, pour la
foule des esprits imprécis, le lieu commun est un des synonymes de cliché. Or
le cliché porte sur les mots et le lieu commun sur les idées le cliché qualifie
la forme ou la lettre, l'autre le fond ou l'esprit. Les confondre, c'est confondre
la pensée avec l'expression de la pensée. Le cliché est immédiatement
perceptible le lieu commun se dérobe très souvent sous une parure originale. Il
n'y a pas beaucoup d'exemples, en aucune littérature, d'idées nouvelles exprimées
en une forme nouvelle ; l'esprit le plus difficile doit se contenter le plus
souvent de, l'un ou de l'autre de ces plaisirs, trop heureux quand il n'est pas
privé à la fois de tous les deux cela n'est pas très rare. Le lieu commun est
plus et moins qu'une banalité c'est une banalité, mais parfois inéluctable
c'est une banalité, mais si universellement acceptée qu'elle prend alors le nom
de vérité. La plupart des vérités qui courent le monde (les vérités sont très
coureuses) peuvent être regardées comme des lieux communs, c'est-à-dire des
associations d'idées communes à un grand nombre d'hommes et que presque aucun
de ces hommes n'oserait briser de propos délibéré. L'homme, malgré sa tendance
au mensonge, a un grand respect pour ce qu'il appelle la vérité ; c'est que la
vérité est son bâton de voyage à travers la vie c'est que les lieux communs
sont le pain de sa besace et le vin de sa gourde. Privés de la vérité des lieux
communs, les hommes se trouveraient sans défense, sans appui et sans nourriture.
Ils ont tellement besoin de vérités qu'ils adoptent les vérités nouvelles sans
rejeter les anciennes ; le cerveau de l'homme civilisé est un musée de vérités
contradictoires. Il n'en est pas troublé, parce qu'il est successif. Il rumine
ses vérités les unes après les autres. II pense comme il mange. Nous vomirions
d'horreur si l'on nous présentait dans un large plat, mêlés à du bouillon, à du
vin, à du café, les divers aliments depuis les viandes jusqu'aux fruits qui
doivent former notre repas « successif » ; l'horreur serait aussi forte si l'on
nous faisait voir l'amalgame répugnant des vérités contradictoires qui sont
logées dans notre esprit. Quelques intelligences analytiques ont essayé en vain
d'opérer de sang-froid l'inventaire de leurs contradictions ; à chaque
objection de la raison le sentiment opposait une excuse immédiatement valable,
car les sentiments, comme l'a indiqué M. Ribot, sont ce qu'il y a de plus fort
en nous, où ils représentent la permanence et la continuité. L'inventaire des
contradictions d'autrui n'est pas moins difficile, s'il s'agit d'un homme en
particulier on se heurte à l'hypocrisie qui a précisément pour rôle social
d'être le voile qui dissimule l'éclat trop vif des convictions bariolées. Il
faudrait donc interroger tous les hommes, c'est-à-dire l'entité humaine, ou du
moins des groupes d'hommes assez nombreux pour que le cynisme des uns y
compense l'hypocrisie des autres.
Dans les régions animales inférieures et dans le monde
végétal, le bourgeonnement est un des modes de création de la vie on voit
également se produire la scissiparité dans le monde des idées, mais le
résultat, au lieu d'être une vie nouvelle, est une abstraction nouvelle. Toutes
les grammaires générales ou les traités élémentaires de logique enseignent
comment se forment les abstractions on a négligé d'enseigner comment elles ne
se forment pas, c'est-à-dire pourquoi tel lieu commun persiste à vivre sans
postérité. C'est assez délicat, mais cela prêterait à des remarques
Intéressantes on appellerait ce chapitre les lieux communs réfractaires ou
impossibilité de certaines dissociations d'idées. Il serait peut-être utile
d'examiner d'abord comment les idées s'associent entre elles, et dans quel but.
Le manuel de cette opération est des plus simples ; son principe est
l'analogie. Il y a des analogies très lointaines il y en a de si prochaines
qu'elles sont à la portée de toutes les mains. Un grand nombre de lieux communs
ont une origine historique deux idées se sont unies un jour sous l'influence
des événements et cette union fut plus ou moins durable. L'Europe ayant vu de
ses yeux l'agonie et la mort de Byzance accoupla ces deux idées,
Byzance–Décadence, qui sont devenues un lieu commun, une incontestable vérité
pour tous les hommes qui écrivent et qui lisent, et nécessairement, pour tous
les autres, pour ceux qui ne peuvent contrôler les vérités qu'on leur propose.
De Byzance, cette association d'idées s'est étendue à l'Empire romain tout
entier, qui n'est plus, pour les historiens sages et respectueux, qu'une suite
de décadences. On lisait récemment dans un journal grave « Si la forme
despotique- avait une vertu particulière, constitutive de bonnes armées, est-ce
que l'avènement de l'empire n’aurait pas été une ère de développement dans la
puissance militaire des Romains ? Ce fut au contraire le signal de la débâcle
et de l'effondrement (3). » Ce lieu commun d'origine chrétienne a été
popularisé dans les temps modernes, comme on le sait, par Montesquieu et par
Gibbon il a été magistralement dissocié par M. Gaston Paris (4) et n'est plus
qu'une sottise. Mais comme sa généalogie est connue, comme on l'a vu naître et
mourir, il peut servir d'exemple et faire comprendre assez bien ce que c'est
qu'une grande vérité historique.
Le but secret du lieu commun, en se formant, est en effet
d'exprimer une vérité. Les idées isolées ne représentent que des faits ou des
abstractions pour avoir une vérité, il faut deux facteurs, il faut, c'est le
mode de génération le plus ordinaire, un fait et une abstraction. Presque toute
vérité, presque tout lieu commun se résout en ces deux éléments.
Concurremment à lieu commun, on pourrait presque toujours
employer le mot « vérité », ainsi défini une fois pour toutes un lieu commun
non encore dissocié la dissociation étant analogue à ce qu'on appelle analyse,
en chimie. L'analyse chimique ne conteste ni l'existence ni les qualités du
corps qu'elle dissocie en divers éléments, souvent dissociables à leur tour
elle se borne à libérer ces éléments et à les offrir à la synthèse qui, en
variant les proportions, en appelant des éléments nouveaux, obtiendra, si cela
lui plaît, des corps entièrement différents. Avec les débris d'une vérité, on
peut faire une autre vérité « identiquement contraire », travail qui ne serait
qu'un jeu, mais encore excellent comme tous les exercices, qui assouplissent
l'intelligence et l'acheminent vers l'état de noblesse dédaigneuse où elle doit
aspirer.
Il y a cependant des vérités que l'on ne songe ni à analyser
ni à nier ; elles sont incontestables, soit qu'elles nous aient été fournies
par l'expérience séculaire de l'humanité, soit qu'elles fassent partie des
axiomes de la science. Le prédicateur qui s'écriait en chaire devant Louis XIV
« Nous mourrons tous, Messieurs proférait une vérité que le froncement des
sourcils du roi ne prétendait pas sérieusement contester. Elle est pourtant de
celles qui ont eu sans doute le plus de mal à s'établir, elle est de celles qui
ne sont pas encore universellement admises. Ce n'est pas du premier coup que
les races aryennes joignirent ces deux idées, l'idée de mort et l'idée de
nécessité beaucoup de peuplades noires n'y sont pas parvenues. Pour le nègre il
n'y a pas de mort naturelle, de mort nécessaire. A chaque décès on consulte le
sorcier afin d'apprendre de lui quel est l'auteur de ce crime secret et
magique. Nous en sommes encore un peu à cet état d'esprit et toute mort
prématurée d'un homme célèbre fait aussitôt courir des bruits d'empoisonnement,
de meurtre mystérieux. Tout le monde se souvient des légendes nées à la mort de
Gambetta, de Félix Faure ; elles se rejoignent naturellement à celles qui
émurent la fin du dix-septième siècle, à celles qui assombrirent, bien plus que
des faits sans doute rares, le seizième siècle italien. Stendhal, en ses
anecdotes romaines, abuse de cette superstition du poison qui devait encore, de
nos jours, faire plus d'une victime judiciaire.
L'homme associe les idées non pas selon la logique, selon
l'exactitude vérifiable, mais selon son plaisir et selon son intérêt. C'est ce
qui fait que la plupart des vérités ne sont que des préjugés ; celles qui sont
le plus incontestables sont aussi celles qu'il s'efforça toujours de
sournoisement combattre par la ruse du silence. La même inertie est opposée au
travail de dissociation que l'on voit s'opérer lentement sur certaines vérités.
L'état de dissociation des lieux communs de la morale semble
en corrélation assez étroite avec le degré de la civilisation intellectuelle.
Il s'agit, là encore, d'une sorte de lutte, non des individus, mais des peuples
constitués en nation contre des évidences qui, en augmentant l'intensité de la
vie individuelle ; diminuent, l'expérience permet de dire par cela même,
l'intensité de la vie et de la force collectives. Il n'est pas douteux qu'un homme
ne puisse retirer de l'immoralité même, de l'insoumission aux préjugés
décalogués, un grand bienfait personnel ; un grand avantage pour son
développement intégral, mais une collectivité d'individus trop forts, trop
indépendants les uns des autres, ne constitue qu'un peuple médiocre. On voit
alors l'instinct social entrer en antagonisme avec l'instinct individuel et des
sociétés professer comme société une morale que chacun de ses membres
intelligents, suivis par une très grande partie du troupeau, juge vaine,
surannée ou tyrannique.
On trouverait une assez curieuse illustration de ces
principes en examinant l'état présent de la morale sexuelle. Cette morale,
particulière aux peuples chrétiens, est fondée sur l'association très étroite
de deux idées, l'idée de plaisir charnel et l'idée de génération. Quiconque,
homme ou peuple, n'a pas dissocié ces deux idées, n'a pas rendu la liberté dans
son esprit aux éléments de cette vérité; qu'en dehors de l'acte proprement
générateur accompli sous la protection des lois religieuses ou civiles (les
secondes ne sont que la parodie des premières, dans nos civilisations
essentiellement chrétiennes), les relations sexuelles sont des péchés, des fautes,
des erreurs, des défaillances quiconque adopte en sa conscience cette règle,
sanctionnée par les codes, appartient évidemment à une civilisation encore
rudimentaire. La plus haute civilisation étant celle où l'individu est le plus
libre, le plus dégagé d'obligations, cette proposition ne serait contestable
que si on la prenait pour une provocation au libertinage ou pour une
dépréciation de l'ascétisme. Morale ou immorale, cela n'a ici aucune
importance, elle devra, si elle est exacte, se lire au premier coup d'œil dans
les faits. Rien de plus facile. Un tableau statistique de la natalité
européenne montrera aux raisonneurs les plus entêtés qu'il y a un lien très
strict, un lien de cause à effet, entre l'intellectualité des peuples et leur
fécondité. Il en est de même pour les individus et pour les groupes sociaux.
C'est par faiblesse intellectuelle que les ménages ouvriers se laissent
déborder par la progéniture. On voit dans les faubourgs des malheureux qui,
ayant procréé douze enfants, s'étonnent de l'inclémence de la vie ; ces pauvres
gens, qui n'ont même pas l'excuse des croyances religieuses, n'ont pas encore
su dissocier l'idée de plaisir charnel et l'idée de génération. Chez eux la
première détermine l'autre, et les gestes obéissent à une cérébralité enfantine
et presque animale. L'homme arrivé au degré vraiment humain limite à son gré sa
fécondité c'est un de ses privilèges, mais un de ceux qu'il n'atteint que pour
en mourir.
Heureuse en effet pour l'individu qu'elle délivre, cette
dissociation particulière l'est beaucoup moins pour les peuples. Cependant,
elle favorisera le développement ultérieur de la civilisation en maintenant sur
la-terre les vides nécessaires à l'évolution des hommes.
Ce n'est qu'assez tard que les Grecs arrivèrent à disjoindre
l'idée de femme et l'idée de génération mais ils avaient dissocié très
anciennement l'idée de génération et l'idée de plaisir charnel, comme le prouve
l'institution de la pédérastie. Quand ils cessèrent de considérer la femme comme
uniquement génératrice, ce fut le commencement du règne des courtisanes. Les
Grecs semblent d'ailleurs avoir toujours eu une morale sexuelle fort vague, ce
qui ne les a pas empêchés de faire une certaine figure dans l'histoire.
Le Christianisme ne pouvait sans se nier lui-même encourager
la dissociation de l'idée de plaisir charnel d'avec l'idée de génération, mais
il provoqua au contraire avec succès, et ce fut une des grandes conquêtes de
l'humanité, la dissociation de l'idée d'amour et de l'idée de plaisir charnel.
Les Egyptiens étaient si loin de pouvoir comprendre une telle dissociation que
l'amour du frère et de la sœur leur eût semblé nul s'il n'eût abouti à une
conjonction sexuelle. Dans les basses classes des grandes villes, on est
volontiers Egyptien sur ce point. Les différentes sortes d'inceste qui
parviennent parfois à notre connaissance témoignent qu'un état d'esprit
analogue n'est pas absolument incompatible avec une certaine culture
intellectuelle. La forme particulièrement chrétienne de l'amour chaste, dégagé
de toute idée de plaisir physique, est l'amour divin, tel qu'on le voit
s'épanouir dans l'exaltation mystique des contemplateurs ; c'est vraiment
l'amour pur, puisqu'il ne correspond à rien de définissable, c'est
l'intelligence s'adorant soi-même dans l'idée infinie qu'elle se fait
d'elle-même. Ce qui peut s'y mêler de sensualisme tient à la disposition même
du corps humain et à la loi de dépendance des organes on ne doit donc pas en
tenir compte dans une étude qui n'est pas physiologique. Ce que l'on a appelé
maladroitement l'amour platonique est aussi une création chrétienne. C'est en
somme une amitié passionnée, aussi vive et aussi jalouse que l'amour physique,
mais dégagée de l'idée de plaisir charnel, comme cette dernière idée s'était
dégagée de l'idée de génération. Cet état idéal des affections humaines est la
première étape de l'ascétisme, et l'on pourrait définir l'ascétisme l'état
d'esprit où toutes les idées sont dissociées.
Avec la décroissance de l'influence chrétienne, la première
étape de l'ascétisme est devenue un gîte de moins en moins fréquenté et
l'ascétisme, devenu également rare, est souvent atteint par une autre voie. De
notre temps l'idée d'amour s'est rejointe très étroitement à l'idée de plaisir
physique et les moralistes s'emploient à reformer son association primitive
avec l'idée de génération. C'est une régression assez curieuse.
On pourrait essayer une psychologie historique de l'humanité
en recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent, dans la suite des
siècles, un certain nombre de ces vérités que les gens bien-pensants
s'accordent à qualifier de primordiales. Cette méthode devrait même être la
base, et cette recherche le but même de l'histoire. Puisque tout dans l'homme
se ramène à l'intelligence, tout dans l'histoire doit se ramener à la
psychologie. Ce serait l'excuse des faits, de comporter une explication qui ne
fut pas diplomatique ou stratégique. Quelle est l'association d'idées, ou la
vérité non encore dissociée qui favorisa l'accomplissement de la mission que
Jeanne d'Arc crut tenir du ciel ? Il faut, pour répondre, trouver des idées qui
aient pu se joindre également dans les cerveaux français et dans les cerveaux
anglais, ou une vérité alors incontestablement admise par toute la chrétienté.
Jeanne d'Arc était considérée à la fois par ses amis et par ses ennemis comme
en possession d'un pouvoir surnaturel. Pour les Anglais, c'est une sorcière
très puissante ; l'opinion est unanime et les témoignages abondent. Mais pour
ses partisans ? Sans doute une sorcière aussi, ou plutôt une magicienne. La
magie n'était pas nécessairement diabolique. Des êtres surnaturels flottaient
dans les imaginations qui n'étaient ni des anges, ni des démons, mais des
Puissances que pouvait se soumettre l'intelligence de l'homme. Le magicien
était le bon sorcier sans cela aurait-on taxé de magie un homme de la science
et de la sainteté d'Albert le Grand ? Le soldat qui la suivait et le soldat qui
combattait Jeanne d'Arc, sorcière ou magicienne, se faisaient d'elle, très
probablement, une idée identique dans son obscurité redoutable. Mais si les
Anglais criaient le nom de sorcière, les Français taisaient le nom de
magicienne, peut-être pour la même cause qui protégea si longtemps, à travers
de si merveilleuses aventures, l'usurpateur Ta-KIang, comme cela est raconté
dans l'admirable Dragon impérial de Judith Gautier.
Quelle idée, à tel moment, chaque classe de la société se
faisait-elle du soldat ? N'y aurait-il pas dans la réponse à cette question
tout un cours d'histoire ? En approchant de notre époque on se demanderait à
quel moment se rejoignirent, dans le commun des esprits, l’idée d'honneur et
l'idée de militaire ? Est-ce une survivance de la conception aristocratique de
l'armée ? L'association s'est-elle formée à la suite des événements d'il y a
trente ans, lorsque le peuple prit le parti d'exalter le soldat pour
s'encourager soi-même ? Il faut comprendre cette idée d'honneur ; elle en
contient plusieurs autres, les idées de bravoure, de désintéressement, de
discipline, de sacrifice, d'héroïsme, de probité, de loyauté, de franchise, de
bonne humeur, de rondeur, de simplicité, etc. On trouverait finalement en ce
mot le résumé des qualités dont la race française se croit l'expression.
Déterminer son origine serait donc déterminer, par cela même, l'époque où le
Français commença à se croire un abrégé de toutes les vertus fortes. Le
militaire est demeuré en France, malgré de récentes objections, le type même de
l'homme d'honneur. Les deux idées sont unies très énergiquement ; elles forment
une vérité qui n'est guère contestée à l'heure actuelle que par des esprits d'une
autorité médiocre ou d'une sincérité douteuse. Sa dissociation est donc très
peu avancée, si l'on a égard à la totalité de la nation. Cependant elle fut, au
moins pendant une minute, pendant la minute psychologique, entièrement opérée
en quelques cerveaux. Il y eut là, au seul point de vue intellectuel, un effort
considérable d'abstraction qu'on ne peut s'empêcher d'admirer quand on regarde
froidement fonctionner la machine cérébrale. Sans doute le résultat atteint ne
fut pas le produit d'un raisonnement normal ; c'est dans un accès de fièvre que
la dissociation s'accomplit ; elle fut inconsciente, et elle fut momentanée,
mais elle fut, et c'est important pour l'observateur. L'idée d'honneur avec
tous ses sous-entendus se sépara de l'idée de militaire, qui est là l'idée de
fait, l'idée femelle prête à recevoir tous les qualificatifs, et l'on s'aperçut
que, s'il y avait entre elles un certain rapport logique, ce rapport n'était
pas nécessaire. C'est là le point décisif. Une vérité est morte lorsqu'on a
constaté que les rapports qui lient ses éléments sont des rapports d'habitude
et non de nécessité et comme la mort d'une vérité est un grand bienfait pour
les hommes, cette dissociation eût été très importante si elle avait été
définitive, si elle fut restée stable. Malheureusement, après cet effort vers
l'idée pure, les vieilles habitudes mentales retrouvèrent leur empire. L'ancien
élément qualificatif fut aussitôt remplacé par un élément à peine nouveau,
moins logique que l'ancien et encore moins nécessaire. Il apparut que
l'opération avait avorté. L'association d'idées se refaisait, identique à la
précédente, quoique l'un des éléments eût été retourné comme un vieux gant à
honneur on avait substitué déshonneur, avec toutes les idées adventices de
l'ancien élément devenues alors lâcheté, fourberie, indiscipline, fausseté,
duplicité, méchanceté, etc. Cette nouvelle association d'idées peut avoir une
valeur destructive, elle n'offre aucun intérêt intellectuel.
Il ressort de l'anecdote que les idées qui nous semblent les
plus claires, les plus évidentes, les plus palpables pour ainsi dire, n'ont
cependant pas assez de force pour s'imposer toutes nues aux esprits communs.
Pour s'assimiler l'idée d'armée, un cerveau d'aujourd'hui doit l'entourer
d'éléments qui n'ont qu'une corrélation de rencontre ou d'opinion avec l'idée
principale. On ne peut pas demander sans doute à un humble politicien de se
faire de l'armée l'idée simple que s'en faisait Napoléon une épée. Les idées
très simples ne sont à la portée que des esprits très compliqués. Il semble
cependant qu'il ne serait pas absurde de ne considérer l'armée que comme la
force extériorisée d'une nation et alors de ne demander à cette force que les
qualités mêmes qu'on demande à la force. Peut-être est-ce encore trop simple ?
Quel bon moment que le moment d'aujourd'hui pour étudier le
mécanisme de l'association et de la dissociation des idées. On parle souvent
des idées ; on a écrit sur l'évolution des idées. Aucun mot n'est plus mal défini
ni plus vague. Il y a des écrivains naïfs qui dissertent sur l'Idée, tout court
; il y a des sociétés coopératives qui se mettent tout d'un coup en marche vers
l'idée ; il y a des gens qui se dévouent à l'Idée, qui pâtissent pour l'Idée,
qui rêvent de l'Idée, qui vivent les yeux fixés sur l'Idée. De quoi est-il
question dans ces sortes de divagations, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir.
Ainsi employé seul, le mot est peut-être une réformation du mot Idéal ;
peut-être aussi le qualificatif est-il sous-entendu ? Est-ce un débris
erratique de la philosophie de Hegel que la marche lente du grand glacier
social a déposé au passage en quelques têtes où il roule et sonne comme un
caillou ? On ne sait pas. Employé sous une forme relative, le mot n'est pas beaucoup
plus clair dans les ordinaires phraséologies on oublie trop le sens primitif du
mot et que l'idée n'est qu'une image parvenue à l'état abstrait, à l'état de
notion ; mais aussi qu'une notion, pour avoir droit au nom d'idée, doit être
pure de toute compromission avec le contingent. Une notion à l'état d'idée est
devenue Incontestable ; c'est un chiffre, c'est un signe ; c'est une des
lettres de l'alphabet de la pensée. Il n'y a pas des idées vraies et des idées
fausses. L'idée est nécessairement vraie ; une idée discutable est une idée
amalgamée à des notions concrètes, c'est-à-dire une vérité. Le travail de la
dissociation tend précisément à dégager la vérité de toute sa partie fragile
pour obtenir l'idée pure, une, et par conséquent Inattaquable. Mais si l'on
n'usait jamais des mots que selon leur sens unique et absolu, les liaisons
seraient difficiles dans le discours il faut leur laisser un peu de ce vague et
de cette flexibilité dont l'usage les a doués et, en particulier, ne pas trop
insister sur J'abîme qui sépare l'abstrait du concret. Il y a un état
intermédiaire entre la glace et l'eau fluide, c'est quand l'eau commence à se
façonner en aiguilles, quand elle craque et cède encore sous la main qui s'y
plonge peut-être ne faut-il pas demander même aux mots du manuel philosophique
d'abdiquer toute prétention à l'ambiguïté ?
Cette idée d'armée qui excita de graves polémiques, qui ne
fut un instant dégagé que pour s'obscurcir à nouveau, est de celles qui
touchent au concret et dont on ne peut parler sans de minutieuses références à
la réalité ; l'idée de justice au contraire peut se considérer en soi, in
abstracto. Dans l'enquête que fit M. Ribot sur les idées générales, presque
tous les patients, prononcé devant eux le mot Justice, virent en leur esprit la
légendaire dame et ses balances. Il y a dans cette figuration traditionnelle
d'une idée abstraite une notion de l'origine même de cette idée. L'idée de
justice n'est pas autre chose, en effet, que l'idée d'équilibre. La justice est
le point mort de la série des actes, le point idéal où les forces contraires se
neutralisent pour produire l'inertie. La vie qui aurait passé par ce point mort
de la justice absolue ne pourrait plus vivre, puisque l'idée de vie, identique
à l'idée de lutte de forces, est nécessairement l'idée qui s'oppose le mieux à
l'idée de justice. Le règne de la justice ne pourrait être que le règne du
silence et de la pétrification : les bouches se taisent, organes vains des
cerveaux stupéfiés, et les gestes inachevés des membres n'écrivent plus rien,
dans l'air froid. Les théologies situèrent la justice au-delà du monde, dans
l'éternité. C'est là seulement qu'elle peut être conçue et qu'elle peut, sans
danger pour la vie, exercer une fois pour toutes sa tyrannie qui ne connaît
qu'une seule sorte d'arrêts, l'arrêt de mort. L'idée de justice rentre donc
bien dans la série des idées incontestables et indémontrables on n'en peut rien
faire à l'état pur il faut l'associer à quelque élément de fait ou s'abstenir
d'un mot qui ne correspond qu'a une inconcevable entité. A vrai dire, l'idée de
justice est peut-être dissociée ici pour la première fois. Sous ce nom les
hommes allèguent tantôt l'idée de châtiment, qui leur est très familière,
tantôt l'idée de non-châtiment, idée neutre, ombre de la première. Il s'agit de
châtier le coupable et de ne pas inquiéter l'innocent, ce qui impliquerait
immédiatement, pour être perceptible, une définition de la culpabilité et une
définition de l'innocence. Cela est difficile, ces mots du lexique moral
n'ayant plus qu'une signification fuyante et toute relative. Et pourquoi,
pourrait-on demander, faut-il qu'un coupable soit châtié ? Pourquoi faut-il
qu'un innocent ne soit pas châtié ? Il semble au contraire que l'innocent, que
l'on suppose un homme sain et normal, soit bien plus capable de supporter le
châtiment que le coupable, qui est un malade et un débile. Pourquoi ne
punirait-on pas, au lieu du voleur, qui a des excuses, l'imbécile qui s'est
laissé voler ? C'est ce que ferait la justice si, au lieu d'être une conception
théologique, elle était encore, comme elle fut à Sparte, une imitation de la
nature. Rien n'existe qu'en vertu du déséquilibre, de l'injustice ; toute
existence est un vol prélevé sur d'autres existences ; aucune vie ne fleurit
que sur un cimetière. Si elle se voulait l'auxiliaire et non plus la négatrice
des lois naturelles, l'humanité prendrait soin de protéger les forts contre la
coalition des faibles et de donner comme escabeau le peuple aux aristocrates.
Il semble au contraire que ce qu'on entende désormais par la justice ce soit,
en même temps que le châtiment des coupables, l'extermination des puissants, et
en même temps que le non-châtiment des innocents, l'exaltation des humbles.
L'origine de cette idée complexe, bâtarde et hypocrite, doit donc être
recherchée dans l'évangile, dans le « malheur aux riches » des démagogues
juifs. Ainsi comprise, l'idée de justice apparaît contaminée à la fois par la
haine et par l'envie ; elle ne contient plus rien de son sens originaire et
l'on ne peut en faire l'analyse sans risquer d'être dupe du sens vulgaire des
mots. Cependant on démêlerait, en y prenant garde, que la première cause de la
dépréciation de ce terme utile est venue d'une confusion entre l'idée de droit
et l'idée de châtiment ; le jour où le mot justice a voulu dire tantôt justice
criminelle et tantôt justice civile, le peuple a confondu ces deux notions
pratiques et les instituteurs du peuple, Incapables d'un effort sérieux de
dissociation, ont aggravé une méprise qui d'ailleurs servait leurs Intérêts.
L'Idée réelle de justice apparaît donc finalement comme entièrement inexistante
dans le mot même qui figure au vocabulaire de l'humanité ; ce mot se résout à
l'analyse en des éléments encore très complexes où l'on distingue l'idée de
droit et l'idée de châtiment. Mais il y a tant d'illogisme dans cet
accouplement ; singulier qu'on douterait de l'exactitude de l'opération, si les
faits sociaux n'en fournissaient la preuve.
Ici on pourrait examiner cette question y a-t-il vraiment
pour le peuple ; pour l'homme moyen, des mots abstraits ? C'est peu probable.
Il semble même que, selon le degré de culture intellectuelle, le même mot
n'atteigne que des états échelonnés d'abstraction. L'idée pure est plus ou
moins contaminée par le souci des intérêts personnels, ou de caste ou de
groupe, et le mot justice revêt ainsi, par exempte, toutes sortes de
significations particulières et limitées sous lesquelles disparaît écrasé son
sens suprême.
Dès qu'une idée est dissociée, si on la met ainsi toute nue
en circulation, elle s'abrège en son voyage par le monde toutes sortes de
végétations parasites. Parfois, l'organisme premier disparaît, entièrement
dévoré par les colonies égoïstes qui s'y développent. Un exemple fort amusant
de ces déviations d'idées fut donné récemment par la corporation des peintres
en bâtiment à la cérémonie dite du « triomphe de la république ». Ces ouvriers
promenèrent une bannière où leurs revendications de justice sociale se
résumaient en ce cri « A bas le ripolin » Il faut savoir que le ripolin est une
peinture toute préparée que le premier venu peut étaler sur une boiserie ; on
comprendra alors toute la sincérité de ce vœu et son Ingénuité. Le ripolin
représente ici l'injustice et l'oppression ; c'est l'ennemi, c'est le diable.
Nous avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les idées
abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d'aucune utilité personnelle.
C'est sous un de ces bariolages que l'idée de liberté nous
est présentée par les politiciens. Nous ne percevons plus guère, en entendant
ce mot, que l'Idée de liberté politique, et il semble que toutes les libertés
dont puisse jouir un homme civilisé soient contenues dans cette expression
ambiguë. Il en est d'ailleurs de l'idée pure de liberté comme de l'idée pure de
justice ; elle ne peut nous servir à rien dans l'ordinaire de la vie. L'homme
n'est pas libre, ni la nature, pas plus que ne sont justes ni l'homme ni la
nature. Le raisonnement n'a aucune prise sur de telles idées ; les exprimer,
c'est les affirmer, mais elles fausseraient nécessairement toutes les thèses où
on voudrait les faire entrer. Réduite à son sens social l'idée de liberté est
encore mal dissociée ; il n'y a pas d'idée générale de liberté, et il est
difficile qu'il s'en forme une, puisque la liberté d'un individu ne s'exerce
qu'aux dépens de la liberté d'autrui. Jadis, la liberté s'appelait le privilège
; à tout prendre, c'est peut-être son véritable nom ; encore aujourd'hui, une
de nos libertés relatives, la liberté de la presse, est un ensemble de
privilèges ; privilèges aussi la liberté de la parole concédée aux avocats ;
privilèges, la liberté syndicale, et demain, la liberté d'association telle
qu'on nous la propose. L'idée de liberté n'est peut-être qu'une déformation
emphatique de l'Idée de privilège. Les Latins, qui firent un grand usage du mot
liberté, l'entendaient tel que le privilège du citoyen romain.
On voit qu'il y a souvent un écart énorme entre le sens
vulgaire d'un mot et la signification réelle qu'il a au fond des obscures consciences
verbales, soit parce que plusieurs idées associées sont exprimées par un seul
mot, soit parce que l'idée primitive a disparu sous l'envahissement d'une idée
secondaire. On peut donc écrire, surtout s'il s'agit de généralités, des suites
de phrases ayant à la fois un sens ouvert et un sens secret. Les mots, qui sont
des signes, sont presque toujours aussi des chiffres ; le langage conventionnel
inconscient est fort usité, et il y a même des matières où c'est le seul en
usage. Mais chiffre implique déchiffrement. Il est malaisé de comprendre
l'écriture la plus sincère et l'auteur même de l'écriture y échoue souvent,
parce que le sens des mots varie non seulement d'un homme à un autre homme,
mais, des moments d'un homme aux autres moments du même homme. Le langage est
ainsi une grande cause de duperie. Il évolue dans l'abstraction et la vie
évolue dans la réalité la plus concrète ; entre la parole et les choses que la
parole désigne, il y a la distance d'un paysage à la description d'un paysage.
Et il faut songer encore que les paysages que nous dépeignons ne nous sont
connus, la plupart du temps, que par des discours, reflets d'antérieurs
discours. Cependant nous nous comprenons. C'est un miracle que je n'ai point
l'intention d'analyser maintenant. Il sera plus à propos, pour achever cette
esquisse, qui n'est qu'une méthode, d'essayer l'examen des idées toutes
modernes d'art et de beauté.
J'ignore leurs origines, mais elles sont postérieures aux
langues classiques qui n'ont pas de mots fixes et précis pour les dire, bien
que les anciens fussent à même, mieux que nous, de jouir de la réalité qu'elles
contiennent. Elles sont enchevêtrées ; l'idée d'art est sous la dépendance de
l'idée de beauté ; mais cette dernière idée elle-même n'est autre chose que l'idée
d'harmonie et l'idée d'harmonie se réduit à l'idée de logique. Le beau, c'est
ce qui est à sa place. De là les sentiments de plaisir que nous donne la
beauté. Ou plutôt, la beauté est une logique qui est perçue comme plaisir. Si
l'on admet cela, on comprendra aussitôt pourquoi l'idée de beauté, dans les
sociétés féministes, s'est presque toujours restreinte à l'idée de beauté
féminine. La beauté, c'est une femme. Il y a là un intéressant sujet d'analyse,
mais la question est assez compliquée. Il faudrait démontrer d'abord que la
femme n'est pas plus belle que l'homme ; que, située dans la nature sur le même
plan, construite sur le même modèle, faite de la même chair, elle apparaîtrait,
à une intelligence sensible extérieure à l'humanité, exactement la femelle de
l'homme, exactement ce que, pour les hommes, une pouliche est à un poulain. Et
même, en y regardant de plus près, le Martien qui voudrait s'instruire sur
l'esthétique des formes terrestres observerait que, s'il existe une différence
de beauté entre un homme et une femme de même race, de même caste et de même
âge, cette différence est presque toujours en faveur de l'homme; et que si
d'ailleurs ni l'homme ni la femme ne sont entièrement beaux, les défauts de la
race humaine sont plus accentués chez la femme, où la double saillie du ventre
et des fesses, attrait-sexuel sans doute, gauchit disgracieusement la double
ligne du profil, la courbe des seins est presque toujours infléchie sous
l'influence du dos qui a une tendance à se voûter. Les nudités de Cranach
avouent naïvement ces éternelles imperfections de la femme. Un autre défaut
auquel les artistes remédient instinctivement quand ils ont du goût, c'est la
brièveté des jambes, si accentuée dans les photographies de femmes nues. Cette
froide anatomie des beautés féminines a souvent été faite ; il est donc inutile
d'insister, d'autant plus que la vérification en est malheureusement trop
facile. Mais si la beauté de la femme résiste si mal à la critique, comment se
fait-Il qu'elle demeure malgré tout incontestable, qu'elle soit devenue pour
nous la base même et le ferment de l'idée de beauté ? C'est une illusion
sexuelle. L'idée de beauté n'est pas une idée pure ; elle est intimement unie à
l'idée de plaisir charnel. Stendhal a obscurément perçu ce raisonnement quand
il a défini la beauté « une promesse de bonheur ». La beauté est une femme, et
pour les femmes elles-mêmes, qui ont poussé la docilité envers l'homme jusqu'à
adopter cet aphorisme, qu'elles ne peuvent comprendre que dans l'extrême
perversion sensuelle. On sait cependant que les femmes ont un type particulier
de beauté ; les hommes l'ont naturellement flétri du nom de « bellâtre ». Si
les femmes étaient sincères, elles auraient également depuis longtemps infligé
un nom péjoratif au type de beauté féminine par lequel l'homme se laisse le
plus volontiers séduire.
Cette identification de la femme et de la beauté va si loin
aujourd'hui, qu'on en est arrivé innocemment à nous proposer « l'apothéose de
la femme » cela veut dire la glorification de la beauté avec toutes les
promesses stendhaliennes contenues dans ce mot devenu érotique. La beauté est une
femme et la femme est la beauté ; les caricaturistes accentuent le sentiment
général en accouplant toujours à une femme, qu'ils tâchent de faire belle, un
homme dont ils poussent la laideur jusqu'à la vulgarité la plus basse, alors
que les jolies femmes sont si rares dans la vie, alors qu'au-delà de trente ans
la femme est presque toujours Inférieure en beauté plastique, âge pour âge, à
son mari ou à son amant. Il est vrai que cette infériorité n'est pas plus
facile à démontrer qu'à sentir, et que le raisonnement demeure inefficace, la
page achevée, pour celui qui a lu comme pour celui qui a écrit ; et cela est
fort heureux.
L'idée de beauté n'a jamais été dissociée que par les
esthéticiens ; le commun des hommes s'en donne la définition de Stendhal.
Autant dire que cette idée n'existe pas et qu'elle a été absolument dévorée par
l'idée de bonheur, et du bonheur sexuel, du bonheur donné par une femme. C'est
pour cela que le culte de la beauté est suspect aux moralistes qui ont analysé
la valeur de certains mots abstraits. Ils traduisent cela par culte de la
luxure, et ils auraient raison si ce dernier terme ne contenait une injure
assez sotte pour une des tendances les plus naturelles à l'homme. Il est arrivé
nécessairement qu'en s'opposant aux excessives apothéoses de la femme ils ont
touché aux droits de l'art. L'art étant l'expression de la beauté et la beauté
ne pouvant être comprise que sous les espèces matérielles de la véritable idée
qu'elle contient, l'art est devenu presque uniquement féministe. La beauté,
c'est la femme et aussi l'art, c'est la femme. Mais ceci est moins absolu. La
notion de l'art est même assez nette, pour les artistes et pour l'élite l'idée
d'art est fort bien dégagée. Il y a un art pur qui se soucie uniquement de se
réaliser soi-même. Aucune définition n'en doit même être donnée cela ne
pourrait se faire qu'en unissant l'idée d'art à des idées qui lui sont
étrangères et qui tendraient à l'obscurcir et à la salir.
Antérieurement à cette dissociation qui est récente et dont
on connaît l'origine, l'idée d'art était liée à diverses idées qui lui sont
normalement étrangères, l'idée de moralité, l'idée d'utilité, l'idée
d'enseignement. L'art était l'image édifiante qu'on intercale dans les
catéchismes de religion ou de philosophie ; ce fut la conception des deux
derniers siècles. Nous nous étions affranchis de ce collier ; on voudrait nous
le remettre au cou. L'idée d'art s'est de nouveau souillée à l'idée d'utilité ;
l'art est appelé social par les prêcheurs modernes. Il est aussi appelé
démocratique, épithètes bien choisies, si ce fut en vertu de leur signification
négatrice de la fonction principale. Admettre l'art parce qu'il peut moraliser
les individus ou les masses, c'est admettre les roses parce qu'on en tire un
remède utile aux yeux ; c'est confondre deux séries de notions que l'exercice
régulier de l'intelligence place sur des plans différents. Les arts plastiques
ont un langage mais il n'est pas traduisible en mots et en phrases. L'œuvre
d'art tient des discours qui s'adressent au sens esthétique et à lui seul ce
qu'elle peut dire par surcroît de perceptible pour nos autres facultés ne vaut
pas la peine d'être écouté. Cependant, c'est cette partie caduque qui intéresse
les preneurs de l'art social. Ils sont le nombre et comme nous sommes régis par
la loi du nombre, leur triomphe semble assuré. L'idée d'art n'aura peut-être
été dissociée que pendant un petit nombre d'années et pour un petit- nombre
d'intelligences.
Il y a donc un très grand nombre d'idées que les hommes
n'emploient jamais à l'état pur, soit qu'elles n'aient pas encore été'
dissociées, soit que cette dissociation n'ait pu se maintenir en état de
stabilité il y a aussi un très grand nombre d'idées qui existent à l'état
dissocié, ou que l'on peut provisoirement considérer comme telles, mais qui ont
une affinité particulière pour d'autres idées avec lesquelles on les rencontre
le plus souvent il y en a' d'autres encore qui semblent réfractaires à
certaines associations, alors que les faits auxquels elles correspondent dans
la réalité sont extrêmement fréquents. Voici quelques exemples de ces affinités
et de ces répulsions pris dans le domaine si intéressant des lieux communs ou
des vérités.
Les étendards furent d'abord des signes religieux, comme
l'oriflamme de Saint-Denis, et leur utilité symbolique est demeurée au moins
aussi grande que leur utilité réelle. Mais comment, hors de la guerre, sont-ils
devenus des symboles de l'Idée de patrie ? C'est plus facile à expliquer par
les faits que par la logique abstraite. Aujourd'hui, dans presque tous les pays
civilisés, l'idée de patrie et l'idée de drapeau sont invinciblement associées
; les deux mots se disent même l'un pour l'autre. Mais ceci touche à la
symbolique autant qu'à l'association des idées. En insistant on arriverait au
langage des couleurs, contrepartie du langage des fleurs, mais plus instable
encore et plus arbitraire. S'il est amusant que le bleu du drapeau français
soit la dévote couleur de la sainte Vierge et des enfants de Marie, il ne l'est
pas moins que la pieuse pourpre de la robe de Saint-Denis soit devenue un
symbole révolutionnaire. Semblables aux atomes d'Epicure, les idées
s'accrochent comme elles peuvent, au hasard des rencontres, des chocs et des
accidents.
Certaines associations, quoique très récentes, ont pris
rapidement une autorité singulière ; ainsi celles d'instruction et
d'intelligence, d'instruction et de moralité. Or, c'est tout au plus si
l'instruction peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou
pour une connaissance littérale des lieux communs du Décalogue. L'absurdité de
ces rapports forcés apparaît très clairement en ce qui concerne les femmes il
semble bien qu'il y ait une sorte d'instruction, celle qu'on leur donne à cette
heure, qui, loin d'activer leur intelligence, l'engourdit. Depuis qu'on les
instruit sérieusement, elles n'ont plus aucune influence ni dans la politique
ni dans les lettres que l'on compare à ce propos nos trente dernières années
avec les trente dernières années de l'ancien régime. Ces deux associations
d'idées n'en sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces
vérités qu'il est aussi inutile d'exposer que de combattre. Elles se rejoignent
à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des hommes ; aux
vieilles et vénérables vérités telles que vertu-récompense, vice-châtiment,
Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur, autorité-respect, malheur-punition,
avenir-progrès, et des milliers d'autres dont quelques-unes, quoique absurdes,
sont utiles à l'humanité.
On ferait également un long catalogue des idées que les
hommes se refusent à associer, alors qu'ils se complaisent aux plus
déconcertants stupres. Nous avons donné plus haut l'explication de cette
attitude rétive c'est que leur occupation principale est la recherche du
bonheur, et qu'ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt que
selon la logique. De là l'universelle répulsion à joindre l'idée de néant à
l'idée de mort. Quoique la première idée soit évidemment contenue dans la
seconde, l'humanité s'obstine à les considérer séparément elle s'oppose de
toutes ses forces à leur union, elle enfonce entre elles infatigablement un
coin chimérique où retentissent les coups de marteau de l'espérance. C'est le
plus bel exemple d'illogisme que nous puissions nous donner à nous-mêmes et la
meilleure preuve que, dans les choses graves comme dans les moindres, c'est le
sentiment qui vient toujours à bout de la raison.
Est-ce une grande acquisition que de savoir cela ?
Peut-être.
Rémy de Gourmont.
(1) Les « Travailleurs de la Mer » IIème partie / Livre Ier
/ Ch. II.
(2) Terme technique.
(3) Le Temps, 31 octobre 1899
(4) Romania, tome I, page 1.