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vendredi 31 août 2018

Wilderness and the human...



“Wilderness is not a luxury but a necessity of the human spirit, and as vital to our lives as water and good bread. A civilization which destroys what little remains of the wild, the spare, the original, is cutting itself off from its origins and betraying the principle of civilization itself.” 

― Edward Abbey, Desert Solitaire


Who am I?



Who am I?

Who am I? They often tell me 
I would step from my cell`s confinement 
calmly, cheerfully, firmly, 
like a squire from his country-house.


Who am I? They also tell me 
I would talk to my warders 
freely and friendly and clearly, 
as though it were mine to command.


Who am I? They also tell me 
I would bear the days of misfortune 
equably, smilingly, proudly, 
like one accustomed to win.


Am I then really all that which other men tell of?
Or am I only what I myself know of myself, 
restless and longing and sick, like a bird in a cage, 
struggling for breath, as though hands were compressing my throat, 
yearning for colors, for flowers, for the voices of birds, 
thirsting for words of kindness, for neighborliness, 
trembling with anger at despotisms and petty humiliation, 
tossing in expectation of great events, 
powerlessly trembling for friends at an infinite distance, 
weary and empty at praying, at thinking, at making, 
faint, and ready to say farewell to it all?


Who am I? This or the other? 
Am I one person today, and tomorrow another? 
Am I both at once? A hypocrite before others, 
and before myself a contemptibly woebegone weakling? 
Or is something within me still like a beaten army, 
fleeing in disorder from victory already achieved?


Who am I? They mock me, these lonely questions of mine. 
Whoever I am, thou knowest, O God, I am thine. 

Dietrich Bonhoeffer


Geneviève de Brabant, une Légende du IXè siècle


Geneviève de Brabant, une Légende du IXè siècle


Las ! enfants, finirez-vous ce soir de geindre et de quereller ? Écoutez… n’entendez-vous pas fuir les francs chasseurs et leur meute infernale ?… Rapprochez-vous de moi, petiots… jetez de la fougère sèche dans ce feu pour qu’il pétille… Avez-vous bien fermé les issues de la chaumière ? Poussez encore le volet… Le bruit redouble, et le cor y mêlé ses fanfares… Taisez-vous… les voici… Qu’importe à la vieille filandière aveugle ? je ne les verrai pas… Priez, priez, enfants… ils vont passer… La maison tremble comme si cent chariots de guerre dévoraient le chemin… Allez, courez, maudits ! La biche au blanc poitrail vous défie, avec vos noirs coursiers et vos dogues noirs ; quand elle vous montrera sa croix d’ébène, qui pousse chaque printemps au milieu de sa ramure, vous fuirez comme le vent, vous hurlerez dans l’ombre d’où vous n’oserez sortir… Eh bien ! où êtes-vous blottis, mes petiots, que vous ne respirez?… Laissez mon tablier, laissez mon rosaire… Venez tous maintenant, pour que je vous raconte l’histoire de Geneviève de Brabant.

C’était un brave et puissant seigneur que le comte Hubert de Trêves ; il avait épousé l’héritière du Brabant, Geneviève, aussi pieuse, aussi belle que la sainte du même nom qui éloigna de Paris, avec sa houlette de bergère, les sauvages tribus du Nord.
Jamais tête plus noble n’avait porté, jamais bras plus intrépide n’avait défendu la couronne de nos anciens comtes ; mais aussi jamais aucun d’eux n’avait eu de si avenante et de si douce compagne que la fille d’Ermangard. Dans la mêlée des batailles, l’ennemi reculait devant la bannière ou tombait sous la lance d’Hubert ; tandis que, cachant sous un voile de lin les blondes tresses de sa chevelure et la grâce de son sourire, son épouse venait distribuer sous le chaume, où il y a tant de souffrances, le chanvre et la laine qu’elle avait coutume de filer au milieu de ses femmes… En passant le seuil de nos cabines, elle semblait entrer dans sa propre famille, tant elle trouvait de plaisir à caresser nos enfançons, bien qu’elle se lamentât de n’en point avoir, et que souvent elle se prît à dire en embrassant le plus gentil :
« Voudrais, pauvret, que tu fusses mien ! »

Il y avait trois ans qu’elle demandait un fils, et toujours son espoir se trouvait déçu. Elle avait fait maints vœux, récité je ne sais combien d’oraisons, entrepris de longs pèlerinages, rien n’avait pu contre sa stérilité, aussi la pauvre comtesse était réduite à envier le sort de la plus chétive mendiante qui sourit à l’enfant qu’elle porte suspendu à son dos, pendant que le petiot, pour réchauffer ses menottes, les passe au cou de sa mère.

Le comte Hubert, la voyant triste de sa stérilité, s’en affligeait par pitié d’elle ; son ambition aussi trouvait un rude mécompte à n’avoir aucun rejeton de son mariage… Si Geneviève mourait sans postérité, lui, si brave lance et si judicieux politique, il était réduit à délaisser un vaste comté, qu’il pouvait facilement agrandir, et dont il pensait tirer de puissant secours pour recouvrer son comté de Trèves perdu depuis longues années.

C’était sans doute pour dissiper des idées aussi importunes à son orgueil, qu’il se livrait avec passion aux chasses les plus éloignées et les plus dangereuses. Aussi fier de son adresse à ces jeux que de son courage dans une mêlée, il habitait rarement son châtel, ne pensait guère à nous, gens des communes, nous abandonnant à l’autorité de son conseiller et châtelain, messire Amaury Golo, et à la pitié généreuse de Geneviève, qui jamais ne nous délaissa. Le son du cor lui semblait un cri de guerre ; il s’enfonçait dans les forêts, sur les pas de ses meutes, et suivait le sanglier jusqu’au Rhin, à travers les Ardennes.

Au retour, on n’entendait que gais propos de chasse, d’aventures et de prouesses. Un piqueur avait hâte d’apporter, sur un plat d’argent massif, la hure du dernier sanglier abattu par l’épieu du comte. Mais Geneviève détournait la vue de frayeur, et, plaintive, se jetait au cou d’Hubert, en lui reprochant de hasarder sa vie dans de si périlleuses rencontres, tandis que lui, passant ses bras autour de sa gracieuse ceinture, l’obligeait avec douceur à se rapprocher de l’objet de sa crainte, et, en les baisant, forçait ses yeux timides à contempler la hure sanglante du monstre abattu.
« Assez de plaintes, ma gentille dame ; la chasse n’a-t-elle pas autant de renom que la guerre ? Manier l’épieu en guise de hache d’armes, est-ce un délassement indigne de mains nobles ? J’aime à terrasser le sanglier qui se dressé devant moi dans sa fureur ; comme, au combat, c’est une gloire de renverser l’ennemi qui vient à moi sur le ventre de mes soudards. A toi, nia douce mie, loisir de travailler ainsi que filandière, et plaisir à toi dans ce paisible labeur ; à nous, comtes forestiers du Rhin, habitués à poursuivre le Saxon et le sanglier, de rechercher de plus rudes passe-temps, afin de ne point oublier le péril, ni de laisser languir la vigueur de nos bras. »
Rassurée par ses paroles, et souriant à travers ses larmes, Geneviève serra plus étroitement son époux. Elle avait paru si touchante dans sa naïve frayeur, que Golo dit, aux applaudissements de tous : « Ah ! si notre maîtresse daignait une fois venir admirer la belle ordonnance de nos chasses, sûrement qu’elle y trouverait plaisir, et nous honneur.
« Geneviève nous accompagnera au premier jour, » répondit le comte. Puis, tirant à part son sénéchal, il lui confia son projet et l’espoir secret qu’il en tirait déjà.
« Par saint Hubert, mon patron, tu es un habile devin, maître Golo ; Geneviève semble une nonne à ne jamais quitter ainsi le château ; je veux désormais que, répudiant sa quenouille elle abandonne aux vilaines, ses œuvres de filandière. Elle nous suivra au milieu des bois, l’air animera ses joues si pâles ; sa langueur s’égaiera au bruit de la chasse. En suivant la liberté des champs et des bois, elle m’en paraîtra cent fois plus belle. Qui sait ? peut-être qu’un gentil rejeton des comtes forestiers voudra pousser au milieu de leurs verdoyants domaines. »
« Amour est un franc chasseur qui n’a jamais rencontré sous la feuillée de cœur revêche à ses lois », hasarda Golo.
« Flatteur ! tu veux donc que je te donne cette chaîne d’or dont j’espérais parer l’image de la Vierge des Ardennes ? »
« Nous cesserons de marcher pieds nus, comme pénitent d’amour », ajouta le flatteur.
« Silence, Golo ! nous mettrons notre espoir en des moyens plus appropriés à notre nature et à notre amitié pour notre gracieuse épouse. Voyez à ce que tout soit prêt au jour indiqué. »

Donc, par une belle matinée d’automne, les cors sonnèrent à l’envi de joyeuses fanfares ; les aboiements , des meutes s’unirent aux hennissements des coursiers ; quelques lévriers couraient çà et là dans l’impatience de sentir le gibier. Geneviève parut ; une mule blanche, amenée au bas du perron, reçut le léger fardeau… Soudain les cors de retentir, et la troupe de chasseurs de voler vers les bois. Geneviève éprouva un vif contentement à faire courir sa rapide monture dans leurs longues avenues ; elle prenait un plaisir d’enfant à tenir sous sa puissance et à diriger selon tous les caprices de sa volonté un être aussi impatient de sa nature que la mule aragonaise. A voir ses longs voiles blancs voltiger, sa longue robe écarlate au menu corsage bouffer derrière elle, à voir sa blonde chevelure, dénattée par le vent, s’enrouler autour de sa coiffure diadémée, comme pour offrir aux yeux de ses vassaux la double couronne de la puissance et de la beauté, on l’eût prise pour la fée Mélusine égarée dans les bois, et fuyant la poursuite amoureuse des Sylphes.
Quand elle se trouva au haut des collines, et qu’elle eut respiré la senteur des feuilles tombées, elle sentit plus d’air entrer dans sa poitrine… Alors elle entrouvrit son gorgias ; elle se mit à écouter, ainsi qu’une biche timide chassée du vallon, les sons du cor qui lui venaient d’en bas ; elle regarda les chasseurs disparaître derrière les hauteurs voisines. Sans souci de les rejoindre, elle mit sa monture au pas et s’avança à l’aventure dans les sentiers les plus frayés. Ses femmes et peu de serviteurs la suivaient à quelque distance.

Golo, que des ordres à donner avaient retenu en arrière, passa près d’elle ; il l’avait reconnue de loin à ses voiles blancs. Il s’approcha avec l’assurance d’un confident qui a les bonnes grâces de son maître ; il adressa même la parole, après un semblant de salut, à la comtesse, qui, revenue de sa rêverie, rajusta son gorgias sans daigner lui répondre. Elle se trouvait offensée de, la brusque approche du sénéchal.
« Je suis bien malheureux de déplaire à ma noble souveraine », hasarda le coupable qui, heureux de son audace, contemplait à loisir ses charmes…
Elle remit son voile… Il avait honte et regret de s’éloigner…
« Ce voilé est aussi gracieux que celui des fées, dit-il ; mais les fées ne répondent point à l’amour des hommes, tandis que l’amour d’une noble dame peut élever d’humbles créatures jusqu’aux célestes félicités. »
Elle s’arrêta pour attendre sa suite… Il devint fier du trouble où il la considérait avec des yeux enivrés…
« Ah ! Geneviève, si vous releviez ce voile, je me croirais pardonné de ma folle audace ! Quand le Seigneur pardonne à la terre, sa main replie les nuages qui voilaient le front du ciel, et laisse un ciel bleu nous sourire. »
Elle fit un geste de dédain…
« Ah ! Golo, vous manquez lâchement à la foi de vassal ! Si n’était ma pitié, j’appellerais mes serviteurs pour vous faire conduire devant le comte Hubert. Éloigne-toi, foi menti, et sois plus dévoué à ton maître que tu ne l’es aujourd’hui envers ta maîtresse. »
C’est en vain qu’il voulut baiser le bas de sa robe… Elle leva sa houssine dans l’intention de le châtier s’il l’eût fait…
« Le chien qu’on menace, dit le perfide en se retirant sans avoir été aperçu d’aucun dans ses desseins criminels, le chien irrité mord la main qu’il aurait caressée. »
« Dis le méchant, et non le chien, murmura l’offensée : c’est un noble animal que le chien qui veille à la garde de son maître et caresse ceux’ de son sang ; jamais l’âme d’un traître n’approcha d’un tel caractère, et c’est mensonge dans la bouche de ce misérable que de se comparer à mon fidèle lévrier. »

Golo avait osé jeter un seul instant des regards coupables sur Geneviève, et pour jamais il était perdu ; car, autant un loyal amour élève le cœur de l’homme, autant de honteux désirs l’asservissent au mal… Il se hâta peu de rejoindre la chasse, ainsi qu’avait fait sa maîtresse, qui, par-là pensait se mettre sous la garde de son époux… Captif de sa passion, il préférait se trouver seul, dans la crainte d’avoir à rougir devant Geneviève, ou à trembler devant le comte… Il sembla se séparer de tous ; il prit les sentiers les plus déserts ; il s’enfonça dans les fourrés les plus obscurs. Qu’allait-il y chercher, le méchant ?

Lorsqu’il reparut au milieu des chasseurs, ses regards, à la fois sombres et ardent sous leur noire paupière, étincelaient d’une joie impie… Il était le plus empressé à poursuivre une biche qu’une meute noire, aux aboiements sauvages, avait lancée dans le vallon. D’affreuses morsures ensanglantaient son blanc poitrail ; malgré leur ardeur, elle les devançait à bonds rapides… Sa ramure fendait l’air avec le bruit de la flèche… Elle courut longtemps à travers les halliers… Le soleil se couchait à l’horizon, quand, haletante et blessée, elle s’en fut tomber aux pieds de Geneviève.
Les traits s’arrêtèrent sur l’arc des chasseurs : les chiens se turent : ils attendaient leur proie. On sonna pour rallier les égarés. Pendant ce temps, la fugitive, balançant faiblement sa ramure et poussant de longs gémissements, semblait résignée à son sort. Golo présenta son glaive au comte ; ce dernier descendit de cheval, et s’avança pour ôter la vie à la biche.
« Généreux comte, dit Geneviève, jamais votre dame ne vous a requis de grâce à ce rude jeu ; par ainsi vous avez assez tué d’autre gibier, et m’accorderez merci pour cette pauvre bête qui gît là navrée.
« Non ! non ! répliqua Hubert. Si vous saviez combien nous sommes harassés ! Voyez ces chiens qu’elle a meurtris ; voyez nos chevaux tout pantelant… Par saint Hubert ! je ne retournerai pas au châtel sans rapporter sa dépouille. »
« Las ! implora la dame, j’ai pitié de cette biche, et ne veux point manquer à la protection qu’elle réclame de moi. J’avais tant compté lui sauver la vie ! »
Le comte hésitait.
« Oui, noble seigneur, il vous faut obéir, murmura Golo ; rengainons le fer ; chevalier doit soumission aux dames. Là ! là ! vous autres, cessez vos fanfares, nous allons revenir tout à l’heure comme des vilains… Heureusement que la nuit pourra nous cacher… »
« Que veux-tu dire ? » interrompit son maître.
« Rien que l’usage des vrais comtes forestiers de Brabant n’autorise… Aucun, sur mon âme ! n’est cité pour avoir fait grâce au gibier lancé… et pourtant leurs femmes avaient coutume de suivre toujours la chasse. »
« Ah ? les vrais comtes… je t’entends. »
« J’entends aussi votre suite qui aurait eu le temps de relancer… quelques lièvres… à moins que ces bêtes manantes n’aient le privilège d’aller encore se gîter sous la protection des suivantes de notre comtesse. »
« Tais-toi, langue venimeuse, ou je t’arracherai la vie avec l’aiguillon. Regarde si jamais vrai comte forestier a mieux su plonger le couteau que moi dans les flancs d’un cerf. »
Et il s’avança ; mais, se précipitant au bas de sa mule, Geneviève arrêta sa main.
« Est-ce ainsi que m’octroyez mon humble requête, messire ? »
Golo se prit à rire perfidement… son rire effleura le regard du comte, qui, bouillant de colère, courut vers la biche.
Geneviève s’approcha sans crainte de la reine des bois, et, s’appuyant sur sa tête, qu’elle baissait en signe de reconnaissance, elle prononça de voix émue ces paroles :
« Arrêtez, comte ; n’écoutez ni les railleries d’aucun, ni les conseils de votre amour-propre. Ce serait à tous une lâcheté que de tuer ce pauvre animal, pour vous une félonie que de rejeter ma prière. On accorde la vie à des êtres plus malfaisants que celui pour lequel j’ai imploré merci… Eh bien ! vous ne m’obéissez pas ! Au fait, pourquoi priais-je quand je pouvais commander ? Chasseurs, la comtesse Geneviève vous ordonne de laisser vie sauve et liberté plénière à ma protégée. Et toi, toi que j’appelle ma protégée, revole, joyeuse, à tes clairières, en te rappelant (si le Ciel a fait don de souvenance à de pauvres créatures comme toi) qu’aujourd’hui Geneviève t’a gardée du péril de mort. »

A peine l’espace fut-il libre, que, relevant sa tête avec fierté, la biche bondit de toute sa hauteur, sans que sa blessure l’empêchât de raser, plus légère qu’une matineuse ondée d’avril, les collines et les Valions… bientôt l’espace la déroba à tous les yeux… Quelques aboiements sauvages retentirent dans l’épaisseur des taillis ; ils allèrent en s’affaiblissant, et soudain ils s’évanouirent dans le silence solennel qui domina sur l’immense forêt des Ardennes.

Alors on reprit le chemin du châtel : les dames joyeuses, les hommes surpris de l’empire exercé par Geneviève. Le comte était à la fois irrité et content de sa déférence ; Golo seul se tenait à l’écart de ses maîtres, raillant au milieu de quelques chasseurs, et ne cachant guère le mépris que lui inspirait la pitié presque enfantine de Geneviève.
« Ainsi pleurent les nonnes dans un moutier (2), disait-il, quand meurt le moineau à qui elles donnent pâture et asile à chaque printemps. »

L’humeur d’Hubert se dissipait ; à mesure que son esprit renaissait plus calme, il se rapprochait presqu’à son insu de sa compagne ; et quand il vint à jeter ses yeux sur la beauté de ses traits, qu’il se rappela la grâce de ses manières et la dignité des paroles par lesquelles elle avait imploré pitié pour la pauvre biche , ému de tendresse autant que honteux de son obstination , il se mit à ses côtés, il prit les rênes de sa haquenée pour lui faire ralentir le pas , et parut s’empresser à rétablir l’amitié qu’aurait pu affaiblir un silence plus prolongé. Il la trouva pensive : on eût dit qu’elle interrogeait le ciel dans la pensée de connaître comment une femme , jusque-là si timide, s’était sentie tout d’un coup armée d’une forte et généreuse résolution ; elle se demandait peut-être compte aussi de l’intérêt qu’elle avait manifesté pour une créature que tout dévouait chaque jour à la mort ; et sans chercher à découvrir la liaison secrète que Dieu pouvait avoir marquée entre cet événement et l’avenir , elle le remerciait d’avoir eu le courage de lutter contre les railleries de Golo et l’emportement de son époux , afin d’accomplir l’inspiration de son cœur.

Aussitôt que le comte chemina à ses côtés, elle lui dit avec un doux sourire :
« Je vous demande pardon, messire, de ce que vous appellerez mon obstination à être si miséricordieuse, même envers des créatures privées de raison. Je n’ai jamais fait acte de souveraineté ; il me paraît heureux d’en avoir usé aujourd’hui pour défendre la vie de cette biche… Je ne sais pourquoi, en vous implorant pour elle, une inspiration secrète semblait me dire que, dans des jours d’infortune, peut-être j’en serai récompensée… J’ai rêvé quelquefois que j’errais, perdue dans les Ardennes… que j’y étais seule, et que les hôtes des bois prenaient pitié de ma détresse… Quand je pensais au faon qui l’attendait, sans oser le franchir, au coin des clairières, je me souvenais du berceau de l’homme, que le ciel a soumis aux mêmes misères que le nid du passereau et le gîte des bêtes. »

Son mari connaissait trop la piété de Geneviève pour contredire ces pressentiments… Il soupira au nom de berceau prononcé par sa compagne… un regard mélancolique, qu’il jeta sur elle, et qu’à peine elle put apercevoir, paraissait lui dire que ce bonheur lui était toujours en espoir et toujours déçu. On arrivait près du château… soudain Hubert tressaillit… le vent du soir lui apportait les sons lents d’un cor inconnu.
« Ici, Golo ; ici, maître railleur ! Qui peut chasser à cette heure ? Pourquoi ce rappel ?
« Quelque franc chasseur, sans doute, qui fait son profit de la biche, et qui, par moquerie, ne manquera pas de nous envoyer, comme à des moines, la tête de la bête pour la clouer au portail. »
Et Golo se mêla, avec un air d’insouciance, à la troupe des autres chasseurs, où un long rire joyeux recommença à circuler.

Le comte eut hâte de rentrer ; aucune fanfare n’accueillit son arrivée. Le repas fut silencieux ; le peu de paroles qu’échangèrent les convives se prononcèrent à voix basse. On craignait d’irriter le commensal, et le repas se termina promptement.
Que s’était-il passé au châtel pour que le lendemain, de bonne heure, le sénéchal fût mandé en la chambre de repos de son maître ? Le méchant craignait une disgrâce, et ce fut une faveur qu’on lui accorda.
« Approchez, lui dit Hubert, mettez genou en terre devant votre souveraine, qui a daigné, sur nos instantes prières, vous remettre tous vos méfaits d’hier. Elle vous tend la main… Pourquoi la retirez-vous , Geneviève ? et pourquoi Golo n’ose-t-il avancer ni fléchir le genou ? Qu’est-ce à dire ? La main, Geneviève ! votre mari l’ordonne. A genoux, vassal ! ton maître te le commande. Fléchis mieux ton genou, Golo, fléchis-le jusqu’à terre. »

Il s’humilia, il baisa la main qui lui pardonnait, et, comme dans cette action le vêtement de nuit, en glissant, laissait l’épaule de la comtesse à nu, il sentit son cœur bondir de honte et d’espoir… Il tenait sa main, et fut longtemps à la quitter, car il ne pouvait se lasser de voir si belle créature, et Geneviève craignait, en révélant l’audace du traître, de le voir périr à l’instant sous le fer de son époux.
Le comte remarqua peu ce trouble ; il n’y vit que l’admiration d’un serviteur pour sa noble maîtresse.
« Voyez-vous ce vassal, comme il insiste sur le pardon et prend goût à la pénitence ! dit-il en riant. Si douce qu’elle te semble, Golo, je te défends d’en avoir jamais besoin… jamais, car ce serait ta perte. »
Il crut avoir réconcilié à toujours Geneviève et Golo… Mais l’une avait dit :
« Ce n’est que par souvenir du Christ que je dois, et par amour pour mon époux que je puis te pardonner. »

Et l’autre avait pensé que la main qu’on venait de lui tendre généreusement, avait, sans le savoir, signé le pacte qui lui livrait tout. En se retirant, il ne jeta qu’un regard de fausse humilité sur le comte ; quant à sa souveraine, il ne se retourna point vers elle. Et pourquoi l’aurait-il fait ? N’avait-il pas mission d’éprouver sa résignation ? Sa persévérance ne devait-elle pas s’accroître de la douceur de Geneviève, son audace s’enhardir des mauvaises passions qui trop souvent secondent, à leur insu, les desseins du crime ? C’est en elles qu’il devait chercher ses complices, et il les y trouva.

Le comte, livré aux seules inspirations de son cœur, n’en avait ordinairement que de généreuses ; mais, comme tous les caractères ardents, la contrariété, en apparence la plus indifférente, l’irritait, et alors il s’abandonnait à toute la fougue de son irritation. Ainsi, dans sa fureur, le lion recherche le reptile qui l’a piqué, tandis qu’il néglige de répondre aux attaques de l’homme. C’était de son propre mouvement qu’il avait fait participer Golo à sa réconciliation avec son épouse, et voici qu’il se repentait de sa déférence. Il s’indignait des railleries de son sénéchal, et son orgueil lui disait qu’elles étaient méritées. Il avait été fier d’obéir à son épouse, et il se reprochait cet acte de condescendance en face de ses vassaux…
« Suis-je donc son vassal, moi, qu’elle m’intime ses ordres en souveraine de Brabant ? Se ferait-elle un orgueil d’être sans héritier pour mieux m’asservir à son joug ? Au lieu d’orgueil, c’est honte à elle, si jeune, si rondelette qu’on dirait une nonne de Vaucelles, de ne pouvoir m’enfanter un petit Hubert ! Ses pèlerinages sont des bulles de savon qui crèvent en l’air ; pas un de ces moines qu’elle visite n’obtiendra du ciel un rejeton, à moins qu’ils ne le lui fassent, comme le chantent à mes oreilles je ne sais quels mécréants. Eh ! pourquoi me livrer à la colère ?… Je n’ai que des mouvements d’orgueil, et c’est peut-être à cause de cette colère, de cet orgueil, que le ciel m’a privé de postérité… A Dieu ne plaise que ma couronne de comte, de souverain de Brabant et de Trèves, ne pare que la tombe d’Hubert, jamais le, berceau d’un fils !… Et puis, Geneviève serait si heureuse d’avoir un gentil enfançon ! Pauvre Geneviève ! c’est la plus belle fleur du Rhin ; mais, comme l’églantine, elle n’aura fleuri qu’une fois, sans nous promettre ses boutons !… Il faut se résigner… Bah ! c’est ce que disent les moines… Attendre… quoi ? la mort ? elle vient tous les jours sur un champ de bataille, et du moins, là, on peut courir au-devant… J’irai !… Là mon courage, si je n’ai point d’héritier, laissera du moins un nom… On ne m’enviera pas ma couronne… c’est un ornement de tête qui n’attire que des coups de lance, et puissé-je la faire briller au premier rang !… Mes soudards me reverront en leur compagnie, sinon la rouille finirait par ronger mes éperons. Au combat ! au combat, Hubert ! ton sang doit teindre la bannière de Brabant : c’est un linceul digne d’un roi ! »

Le sénéchal n’eut point le secret de ces amères réflexions, que la perversité de son cœur lui fit deviner ; il savait qu’une violente colère s’épuise plus vite que le torrent tombé des collines, tandis qu’un mécontentement déguisé, lent dans son cours, plus lent encore dans ses progrès, ne rétrograde jamais ; qu’il revient sans cesse sur lui-même, et chaque fois plus irrité ; qu’au lieu de se perdre sur les derniers obstacles, il accourt y écraser tout, honneur et pitié. Ainsi, vanité de chasseur déçue, orgueil de rang abaissé, espoir de père trahi, les rêves de bonheur et d’ambition toujours renouvelés et toujours anéantis, n’était-ce pas autant de motifs qui dussent redoubler le chagrin d’Hubert et servir les complots du sénéchal ?

Ce fut dans ces dispositions que le comte reçut ordre de rejoindre, avec ses troupes, le camp de l’empereur, alors occupé à guerroyer contre les Saxons. Les premiers jours du printemps égayaient les champs ; l’hirondelle venait du midi nicher sous le portail du château ; quelques rouges-gorges avaient essayé de chanter dans les bois… Un beau soleil annonça le départ.

Une tristesse profonde régnait au front de l’épouse, quand il lui fallut descendre au perron du château… la négligence de ses vêtements se ressentait du deuil de son cœur… son protecteur s’éloignait… Elle le suivit jusque dans la cour où il allait monter à cheval… Les trompettes sonnèrent, et, à leur son, le visage d’Hubert respira toute la fierté guerrière des paladins de l’empereur… à la veille des combats : ses traits avaient repris leur mâle et insouciante assurance ; il lui tardait de partir. Un long embrassement, des larmes sur les joues et des larmes dans le cœur, des paroles que les sanglots étouffèrent, tel fut l’adieu de Geneviève.

Les trompettes sonnèrent de nouveau ; le comte enfourcha son destrier, et, après un dernier signe d’amitié, fit un salut militaire à ses compagnons d’armes. Tous franchirent au galop le pont-levis… Au-delà, les rangs se reformèrent, et bientôt la poussière que la troupe soulevait ne laissa plus briller çà et là que des fers de lance ou une banderole écartée, que l’air déroulait de sa hampe.
Avec la dernière lance, tout espoir disparut dans le cœur de la comtesse. Elle était montée sur la plateforme de la grande tour ; elle contempla longtemps cette cavalcade, souhaitant à part soi que s’eût été une troupe étrangère qui passât ainsi devant le château. De tristes présages assaillirent son âme. Elle pencha la tête sur le parapet et pleura…
« Comme il lui tardait de partir ! se disait-elle avec l’amertume et la faiblesse d’une pauvre délaissée… Il s’éloigne presque avec joie de ces lieux, où un héritier ne le retient pas… joyeux, quand l’affliction me tue, et que toute ma force était dans sa présence !… Hélas ! je n’ai pas d’enfant voilà toute ma faute, et c’est aussi ma croix… J’ai donc péché, qu’un premier-né ne me nommera point sa mère ! Si je le possédais dans mes bras, combien mon cœur puiserait de courage à le regarder ! Où sont les pièges, les périls que je craindrais !… Hélas ! ils sont tous là qui m’attendent, seule à lutter… Golo sera au milieu d’eux, et le plus redoutable de tous… Golo, que la confiance du comte élève presque au-dessus de moi, que mon pardon enhardit à de nouveaux outrages, que Satan peut-être a formé pour l’accomplissement de ses desseins,.. Que peut-il, ce maudit ? ma honte et la ruine du comte…

Dans la solitude où je vais vivre, Golo me poursuivra… Comment fuir ? le puis-je ?… Oh ! l’héritière de Brabant ne peut se sauver comme une coupable dans ses quatre comtés… Fuir devant Golo, devant un misérable vassal, plutôt mourir !… Mourir ! voilà donc ce qui me reste… Ma mort sera lente, cruelle, et pourtant je dois m’y résigner… Dieu me soutiendra… Oui, Seigneur ! vous êtes mon seul refuge. O vous, qui protégez l’oiseau qui s’abrite dans le creux de ces murs ! qui regardez en pitié le nid que reçoit le créneau de ces tours ! dans ces tours une infortunée va gémir ; Seigneur ! vous souviendrez-vous de Geneviève, et prêterez-vous l’oreille au cri de sa misère ? »
Elle prononça ces dernières paroles à genoux sur la pierre ; une douce foi ramena l’espérance dans l’âme de cette colombe désolée, et l’espérance rappela la sérénité dans ses yeux, l’assurance dans son maintien. Quand elle se releva, appuyée sur le bras de Dieu, elle attendit avec confiance l’heure incertaine, quoique irrévocable, de l’épreuve.

Golo l’avait suivie ; il avait compris l’abattement de sa victime ; il s’était réjoui par avance du succès de ses ruses, et souriait de la fierté de sa maîtresse, qu’il pensait voir bientôt fléchir à ses pieds.
Elle aperçut le méchant… elle frémit… puis, rassurée par sa foi dans le ciel, elle le lui montra, pour lui annoncer son témoin et son juge, et descendit de la tour reprendre, au milieu de ses femmes, ses travaux accoutumés.

Les jours passèrent, tristes et lents, au châtel. L’été était dans sa force, la guerre aussi, je pense, quand un messager, apportant des nouvelles du comte, requit en son nom des soldats et de l’argent. Les bourgeois des cités des quatre comtés se réunirent en conseil ; ils se plaignirent de l’absence du comte, qui devenait préjudiciable à ses sujets par l’arrogance et les malversations de son sénéchal. Celui-ci ne s’émut guère de ces doléances ; il déclara que tout l’argent reçu avait tourné au profit de son souverain, à qui seul il devait rendre compte.

Geneviève imposa silence au fourbe ; elle donna aux bourgeois meilleure espérance qu’elle n’avait ; elle les assura que leurs plaintes auraient justice, et que, s’ils accordaient la moitié de ce que requérait son époux, elle serait caution que ce secours serait gracieusement agréé.
Les communes se conformèrent à la volonté de leur souveraine. Golo sortit avec la rage dans le cœur ; il manda de suite son affront au comté, qu’indigna l’audace des manants ; il défendit à son épouse de se mêler de l’administration, en chargea seul son sénéchal, lui donna toute autorité à cet égard, et renouvela sa demande, non de faibles, de demi, mais de secours entiers, tels que l’exigeait l’état de la guerre, poursuivie à outrance contre les débris des Saxons.

Les bourgeois, convoqués de nouveau, s’étonnèrent de l’absence de leur bonne comtesse.
« Où est-elle, notre dame ? dirent-ils tout d’une voix à Golo.
« En pèlerinage, braves gens, afin de vous donner un gentil maître. « Plût au ciel ! elle est assez dolente de n’avoir un cher enfançon à nous laisser pour seigneur naturel. Monseigneur vous en aura bonne souvenance, comme aussi des secours qu’il vous somme une seconde fois de lui accorder. »
« Et le redressement de nos griefs ? »
« Qu’est-ce à dire, vassaux ? Ignorez-vous que monseigneur a la rougeur au front, le brave sire, de vous voir lui disputer, comme de vils usuriers, les moyens d’accroître la gloire et la prospérité du Brabant ?
« La couronne de nos comtes a toujours été puissante et glorieuse, dit un vieillard du Hainaut ; n’y touche ni de la main ni de la langue, crainte de la souiller. »
« Et toi, vassal arrogant ! souviens-toi que ton maître a besoin de fer, de bras et de cœur… Il porte le glaive qui vous commande, et, avec ce glaive, il saura vous forcer à lui donner autre chose que des excuses hautaines. »
« Si madame Geneviève était présente… »
« Qu’importe ? puisque son époux m’a remis tous ses pouvoirs. Allez donc la chercher au pied des reliques, s’il vous la faut. »
« N’insulte pas à sa piété ; tu as trop peu vécu encore pour te railler du ciel et mépriser l’exemple d’autrui… Attends que tu aies senti ses coups. »
« Assez, assez, mes maîtres ! Je ne sais si vos sermons seront du goût du comte Hubert, et si votre hardiesse lui donnera foi en votre loyauté. Il tient à la gloire autant que vous à vos deniers. »
« Est-ce lui qui t’a permis de les rogner, comme un vil marchand juif ? »
« Il a besoin d’hommes, et il les prendra, non parmi de tels languards, mais parmi vos fils, qui trouveront joie et profit à suivre sa bannière. »
« Nous porterons nos plaintes à l’empereur, le suzerain du comte Hubert. »
« Et il vous écoutera, vassaux rebelles contre votre seigneur, lui qui l’a convoqué à cette guerre ? »
« Il écoutera la justice, et rappellera à ton maître que nous sommes les sujets, avant tout, de madame Geneviève. »
« Toi, vieillard, toi, l’empereur t’écoutera ? Il recevrait de meilleur cœur ta tête que ta requête. »
« Karle a la tête chenue ainsi que moi, » répondit noblement le vieillard.

Cette réponse atterra Golo. Les députés des communes et des cités, reprenant leurs longs bâtons ferrés et leurs manteaux de peaux de loutre, se retirèrent sans tumulte du château. Le soir, chacun d’eux s’en retournait vers son habitation.

Resté seul, le sénéchal repassa tous ses affronts ; il fut tenté de faire arrêter le vieillard, puis il craignit la révolte des manants, le retour de son maître, la découverte de ses complots. Il se remit de sa colère : devenu calme, il envisagea sa situation, et, satisfait de la trouver plus favorable peut-être que jamais, il manda cette séance à son maître, prenant soin de rejeter l’outrecuidance des vilains sur des entrevues secrètes de Geneviève et de ses vassaux. Il n’oublia point de signaler leur prétention à ne reconnaître pour seigneur naturel que madame Geneviève.

Le dépit d’Hubert devint de la fureur ; il ordonna de confiner sa femme dans son oratoire et d’employer la force pour réduire le mauvais vouloir de ses sujets.
Ses ordres furent accomplis ; son sénéchal avait hâte d’obéir. Il y eut des pleurs sous le chaume ; l’espérance s’éteignit alors qu’on ne vit plus accourir, comme autrefois, la généreuse comtesse. Les jours de deuil et de misère se passèrent sans consolation… Geneviève avait aussi à gémir, seule, dans son oratoire… On lui donna d’autres femmes pour la servir, et ces femmes ne parlaient jamais aux gens du dehors. Ce fut pitié que de songer à l’infortunée remise en puissance d’un tel fourbe. On murmura, parmi le peuple, d’une pareille autorité. Le peuple connaissait le geôlier ; il plaignit la prisonnière, et, quand il eut appris que c’était par ordre du mari, et à cause de sa pitié pour les gens des communes, que la pauvre femme était confinée dans la tour ; que nul homme ne lui parlait, hors le sénéchal ; que lui seul entrait chez elle ou l’accompagnait à de rares promenades sur le donjon, alors le peuple commença de prier pour la prisonnière et l’affligée.

Elle ne recevait plus de nouvelles du comte ; aucune réponse à ses lettres ne lui parvenait ; elle pensa qu’elles étaient supprimées, et elle n’en écrivit plus. Elle attendit la fin de l’année, pensant qu’elle ramènerait son époux au manoir, et résignée à ne plus sortir, si ce n’est pour respirer quelquefois un air pur sur la plate-forme… Elle y demeurait ordinairement accoudée sur les créneaux, les yeux fixés au nord, comme s’ils avaient eu la puissance de voir Hubert dans le camp des Français. Elle enviait les ailes de l’oiseau qui fuyait vers le Rhin : elle lui mandait ses peines et le chargeait de tous ses vœux pour son époux ; elle le suivait longtemps, et, sitôt qu’il disparaissait à l’horizon, elle semblait avoir perdu un ami…

Les paysans étaient repoussés par des gardes loin des fossés.

Jamais on ne surprit des larmes sur son visage ; sa douleur était muette ; elle n’adressait aucune parole à ses nouveaux serviteurs : espoir, confiance, affliction, elle renfermait tout dans son âme… Elle n’avait plus soin de sa parure ; elle avait abandonné sa quenouille de lin… ses traits étaient empreints d’une pieuse résignation… ils souriaient encore aux faibles passereaux à qui sa main jetait quelques graines en pâture… Elle se prenait parfois à effeuiller quelque violier qui fleurissait dans la fente des pierres, souvent à l’embrasure d’un créneau. Elle se comparait volontiers, elle prisonnière et persécutée, en proie à une lutte sourde, prête à tomber dans un malheur inconnu, à ce violier battu des vents, qui l’avaient apporté du vallon, et dont la touffe, penchée sur l’abîme, allait être déracinée au premier orage… Puis un jour, soudain on cessa de l’apercevoir au haut des tours. En vain on y portait les yeux, elle n’y reparut point.

Enfin elle était venue, cette heure fatale, où, ne croyant à aucun obstacle humain, et pensant avoir abattu le corps, flétri l’âme de sa prisonnière, Golo résolut de mettre fin à tous ses complots.
Redoutant le jour non moins que la présence des hommes, il attendit la nuit ; il se couvrit de l’ombre, et se réjouit d’avance de l’effroi d’une faible femme. Il se vêtit somptueusement dans le dessein de relever sa fière mais sombre contenance ; et toutefois il manqua au pervers un masque pour couvrir le trouble hideux de son visage. Il avait oublié sa dague ; par une réflexion subite, il revint sur ses pas la chercher, et il la passa à sa ceinture. Il s’achemina, d’un pas délibéré, vers l’oratoire… Il y trouva deux femmes qui pleuraient, agenouillées, en face du Christ… Sans se signer, sans se découvrir, il leur fit brusquement un geste de se retirer ; elles obéirent, en levant les mains au ciel. Il est arrivé à la porte du retrait ; il écoute… elle se lamente ?… Non, elle achève sa prière du soir… Que dit-elle ?… A peine ses lèvres remuent ; elle implore le Ciel à la manière des infortunés, comme s’ils ne devaient être entendus que de Dieu seul… Elle se relève… elle s’assoit au bord de sa couche… elle rêve… Sa pensée, où va-t-elle ? Est-ce son époux ou son malheur qui l’occupe ?… Enfin la voici qui se prépare au sommeil.

Golo attendit son assoupissement… il ne respirait, bougeait un petit ; il fermait les yeux aux rayons d’étoiles qui, glissant à travers les jours du sombre corridor, blanchissaient le mur où se jouaient mille signes bizarres et mille formes capricieuses. Il entendit un long soupir dans le retrait… Alors il frémit et entra. Sa prisonnière rêvait. On pouvait suivre, aux clartés d’une lampe qui éclairait à demi son visage, les pensées de son rêve… ses mains semblaient levées vers le ciel… on eût dit qu’elles lui présentaient en offrande un objet que ses yeux, quoique fermés, suivaient avec une vive expression de tendresse… Une larme était arrêtée dans ses yeux… Était-ce de reconnaissance ou de douleur ?

L’infâme contemplait ce sommeil, et, comme enchanté de son calme, il s’arrêta, craignant trop tôt de le troubler. L’enfer la lui livrait sans défense, sans alarme, telle qu’à son fiancé ; si jeune, si belle et si sainte, n’est-ce pas ainsi que doivent dormir les anges ? Un mouvement de pitié se glissa même dans son cœur ; il eût peut-être reculé, lui, pervers endurci, devant cette puissance invisible qu’une faible créature reçoit de la vertu, de l’infortune et de Dieu Il allait se repentir, si…
« Demain, il me faudra brûler du désir de la posséder et me repentir de mes remords de moine. 

Qu’importe qu’elle s’éveille ? elle tremblera devant moi ; qu’elle crie ? j’étoufferai sa voix. Elle tombera à mes genoux. Eh bien ! hésiterai-je quand il me faut un dernier crime ? Je ne reculerai pas, puisqu’il me récompense… Oui, le damné souffre des maux plus aigus sous la roue de feu, quand il n’a emporté aux enfers que le souvenir du mal inaccompli ; quand il n’a pas sur ses lèvres, pour les rafraîchir, la dernière goutte de son crime. »
Telles étaient les pensées du maudit.
Il bondit… « Geneviève, tu es à moi ! »
Elle le repoussa sans l’avoir compris…
« Qu’est-il arrivé, Golo ? »
Il ne répondit point.

L’horreur, et non l’abattement, se peignit sur le visage de la comtesse…
« La mort avant tes outrages ! s’écria-t-elle. Hubert t’a livré ma vie, et non l’honneur. La mort, Golo ! la mort, au nom du Ciel et du pauvre enfant que je porte dans mon sein ! »
Elle était agenouillée sur son lit… les cheveux épars, serrant un reliquaire d’or sur sa poitrine…
Le misérable avait entendu ; il frémit à cette révélation, et, loin d’être abattu, par une résolution infernale, il s’enhardit à poursuivre l’accomplissement de sa violence ; il y joignit l’insulte.
« Il y a longtemps que le comte a su son déshonneur, aussi le page qui vous a engrossée est mort, et votre époux, en vous répudiant, vous livre à la discrétion de son sénéchal. »
« Moi ! répudiée ! mon enfant bâtard !… Qui m’a condamnée ? Montre-moi la bulle du Saint-Père. »
« Il n’en est que faire, puisque tu m’appartiens. »
« A toi ! jamais ! Tes mensonges seront connus de mon époux ; ton crime te fera pendre à ces créneaux… »
« De par Satan ! tu es à moi ! »

Et il voulut la saisir. Elle s’empara de sa dague, elle l’en frappa au front. Il recula à ses coups et à ses cris… Il l’observa ; il reconnut de l’égarement dans ses yeux. Elle était debout ; elle jetait sur lui un regard plein de fureur qui étincelait dans l’ombre des rideaux… elle le dominait de toute sa hauteur, et le menaçait, en bondissant de sa couche, de l’abattre à ses pieds.
Il se rapprocha et dit :
« Ton fils, épouse adultère, aura un baptême de sang. »
« Ah ! misérable, cet enfant, que tu veux étouffer dans le sang de sa mère, est sous la garde du Ciel. »
« Ce sont vœux de nonne, du vent contre les rochers ; il a beau enfler sa voix, ils restent debout. »
« Ils tombent sous la tempête et écrasent le méchant qui gîtait dessous. »
« Eh bien ! comtesse Geneviève de Brabant, ce sera à ton orgueil à tomber sous mes coups, à tomber du haut de ces tours où tu régnais. »
« Le juste, en périssant, entraîne l’impie dans sa ruine. Je t’ai demandé à mourir, et tu n’as pu m’obéir ; tu es encore sous la main de Dieu. Tu peux m’arracher la vie, mais l’honneur, mais les regrets de mes vassaux et ceux d’Hubert trahi par toi, mais la pitié des hommes et du Ciel, tu ne peux pas me les ravir. Insensé ! tu t’es vendu au démon, et tu te crois puissant, parce que tu es vassal de Satan… Laisse-moi sortir de ma prison ; accuse-moi d’adultère devant mes Brabançons ; ose accuser, toi, Amaury Golo, Geneviève, la comtesse de Brabant… un cri d’horreur s’élève contre toi, et tu es livré au bourreau, si je ne te fais grâce. »
« Eh bien ! tu sortiras, Geneviève ! Nous verrons ce que ton Dieu fera pour toi. »
Et il s’éloigna en lui jetant de sinistres regards.

Geneviève, demeurée seule, écouta le bruit de ses pas ;… quand il eut cessé, elle joignit les mains et dit avec pleurs :
« Hubert, Hubert, qu’avez-vous fait pour que ce misérable traite ainsi votre épouse ? » Elle se tut, car elle entendit dans le corridor la démarche lourde et régulière d’une sentinelle. Depuis ce jour, un esclave sarrasin remplaça tous ses serviteurs; il lui apportait sa nourriture, et la goûtait en présence de la prisonnière , afin de la rassurer contre l’empoisonnement.
Elle restait dans une douloureuse anxiété sur son avenir ; serait-il plus favorable ou désastreux ? Son mari était-il revenu contre les calomnies de Golo ? Celui-ci était-il toujours puissant ou tombé en disgrâce ? Ces questions-là tourmentaient, et toutefois il fallut se résigner à attendre. Elle n’attendit pas longtemps.

Le sénéchal avait reçu de son maître, d’après un message secret qu’il lui avait récemment envoyé, des ordres tels qu’il pouvait les désirer. Il songea à les mettre à exécution. Il commença d’abord par s’assurer de deux complices : un vieil écuyer, autrefois bourrel (3) à Liège, et un braconnier, encore jeune, qu’il tira des basses-fosses du château. Il les instruisit de sa volonté ; ils reçurent le denier du sang, et promirent de s’acquitter de leur mission.

Suivi d’eux, il reparut, pour la première et dernière fois, devant Geneviève… La présence des deux inconnus la rassura. On lui commanda de s’habiller, et elle le fit. Elle passa sous ses rideaux ; elle revêtit de grossiers habits de voyage ; elle prit son reliquaire et cacha la dague dans son gorgias , non dans la résolution de sauver sa vie , mais l’honneur.

Cela fait, elle dit de voix émue :
« Je suis prête. »
A son aspect, les deux inconnus se découvrirent involontairement.
« Vous allez suivre ces hommes. »
« Ton ordre, vassal ! N’oublie pas que je suis ta souveraine. »
« Voici l’annel du comte Hubert, qui m’a remis plein pouvoir sur votre personne, qu’il condamne à une prison perpétuelle au monastère de femmes le plus voisin. »
Elle regarda fixement Golo ; la pâleur couvrait son front ; mais il était maître de lui, de ses sens et de son secret… Il parlait sans haine et sans pitié, comme le juge qui condamne à mort. Elle frémit du calme de son persécuteur et de l’abandon affreux où la délaissait son époux…
Mourir n’était que la fin de ses souffrances ; mais mourir de sa main, c’était recevoir deux fois le coup fatal. Une sueur froide la saisit ; un nuage passa sur ses yeux ; elle tomba sur les dalles de sa prison. Ainsi frémirent les anges rebelles, mais faibles et séduits, que Dieu livrait au pouvoir du monarque infernal.

Golo avait hâte d’éloigner sa victime ; il soupçonnait de la pitié jusque dans le cœur de ses complices ; il ordonna à ces derniers de la charger sur leurs bras. Le braconnier obéit le premier. L’écuyer, tenant un flambeau de résine, passa devant pour éclairer l’escalier. Les marches retentirent du bruit de leurs glaives. Le sénéchal leur ouvrit une poterne secrète qui donnait sur un bois voisin Avant de quitter ses mercenaires, il prit le bras du vieux et lui dit :
« Souvenez-vous… ne la faites point souffrir… Méfiez-vous de votre jeune compagnon… Vous me rapporterez un gage d’exécution… son annel trempé dans son sang, par exemple… Une autre somme récompensera ta rapidité. »

L’ancien tourmenteur fut flatté de la confiance du sénéchal.
« Oh ! fiez-vous à moi ; jamais regard, si beau qu’il soit, ne me fera manquer de coup d’œil à frapper… Faire souffrir ! ne craignez rien, messire… je ne suis si vieil que j’aie perdu toute mon ancienne dextérité… Jamais ils n’ont eu à se plaindre… »
« C’est assez… dit avec dégoût et hauteur le sénéchal… Je veux que ce soit vous qui frappiez, et non ce hardi gars à l’œil brillant de luxure. »
Geneviève avait repris connaissance en respirant un air plus vif ; elle se trouva au milieu de ses deux conducteurs ; elle pouvait marcher. Alors Golo :
« Madame, je vous ai promis que vous sortiriez bientôt ; ne me remerciez point d’avoir tenu parole. Braconnier, un avis : il ne manque point de branches à ces arbres pour y pendre ceux qui manqueraient au respect que vous devez à la comtesse, quoiqu’elle soit votre prisonnière. Et vous, vieux, souvenez-vous ! »
L’écuyer secoua la tête en signe d’assentiment.

Les trois hommes se séparèrent… le chef rentra au château ; ses complices retournèrent souvent la tête en arrière pour l’apercevoir : il disparut sous la poterne. Le soleil était levé : le bois retentissait de toutes sortes de bruits ; les feuilles tombaient déjà sous un vent d’automne… une légère brume, qui rasait les vallées comme une plume d’oiseau, cacha bientôt le manoir à leurs yeux.
Geneviève s’arrêta.
« Où me conduisez-vous ? est-ce au cloître ? est-ce à la mort ? Répondez. »
Le vieux répondit :
« Là où votre mari veut que vous alliez. Marchons. »

Ils cheminèrent de nouveau par des landes de bruyères ; la comtesse allait devant eux. On entra bientôt dans une forêt qui paraissait immense à cause de la hauteur des arbres et du sombre dôme de verdure qu’ils balançaient dans les airs ; leur feuillage touffu repoussait les rayons du soleil. Elle crut reconnaître les lieux où elle avait sauvé la vie à la biche , et cette pensée adoucit pour elle un moment l’horreur de sa situation. Qui allait crier merci pour elle, hors Dieu ?
Ses pieds endoloris refusèrent de la porter plus loin ; elle s’assit au bord du chemin, sur un bloc de pierre détaché de ces autels où les druides égorgeaient des victimes humaines.
« Marchez, marchez, madame ! cria l’écuyer ; nous sommes encore loin du gîte… »
« Loin ?… Non, non. C’est mal à vous de me tromper, vieillard. Je ne suis pas loin de mon pèlerinage. »
« Quoi ! vous l’auriez entendu ? »
« Non, Dieu a entendu et Dieu sait. »
« Eh bien ! avancez plus loin ; ça ne peut pas s’accomplir au bord de ce sentier… On pourrait nous prendre pour des brigands, et nous risquerions de laisser nos corps aux chênes voisins. »
« Donnez-moi le bras, si vous voulez que je vous suive. »

Le braconnier repoussa son complice, prit le bras de la pauvre, comtesse, et s’aventura dans un autre sentier plus sauvage, fréquenté du gibier seulement. Ils s’enfoncèrent toujours plus vers le midi. Les arbres penchaient leurs branches jusqu’à terre et entrelaçaient leurs cimes ; des oiseaux faisaient entendre de faibles cris dans leurs nids de mousse, ou s’envolaient à l’approche des hommes.
Elle ne sentait plus de fatigue, mais une soif brûlante la dévorait ; ses gardes s’arrêtèrent pour la laisser se désaltérer à une source : eux-mêmes burent de son eau. Et, tandis qu’ils faisaient ainsi, ils entendirent, au travers de murmurantes clairières, mourir les sons languissants d’un cor inconnu. Ils avancèrent précipitamment une centaine de pas plus loin, et l’écuyer, frappant la terre de son glaive, dit :
« C’est ici ! »
« Ici ? on peut y creuser une fosse, mais je ne vois ni cloître ni prison. »
« C’est que le sénéchal préfère une tombe à un cloître et à une prison : chacun a ses idées là-dessus. »
« Mais c’est ta souveraine, malheureux, que tu veux immoler ! »
« Je vous connais bien ; quand j’étais tourmenteur à Liège, vous m’avez ravi assez de besogne ; vous graciiez tout le monde. Aujourd’hui, par la croix de Mahom ! rien ne m’arrêtera. Allons ! »
« Non, je ne te tendrai pas la gorge… »
« Vous craignez de souffrir ? vous me croyez donc bien maladroit ? Laissez-moi vous bander les yeux. »
« Non, mécréant, je veux voir le Ciel, je veux prier Dieu encore une fois devant ce reliquaire. » — Octroyez-le moi, je vous donnerai la sépulture. — Tais-toi , tais-toi , homme de sang; tu pourras l’arracher tout à l’heure de mes mains mourantes. »

Elle pria un moment ; puis, inspirée de Dieu :
« Au nom de celui qui mourut pour nous ; au nom d’un fils, si tu lui as jamais souri ; au nom de ta mère, si tu espères encore la revoir, laisse-moi périr dans ces déserts, et ne me donne point deux fois la mort ; car tu vois que je porte un fils du comte Hubert. »
Les traits du scélérat se rembrunirent…
« Ce que vous dîtes est impossible… Il n’y a plus d’espoir dans les hommes, point de pitié chez moi. A genoux ! et ne repoussez pas ce bandeau. »
Il leva son glaive.
« Sauvez-moi ou tuez-moi ! » s’écria Geneviève en se renversant aux pieds du braconnier, jusqu’alors muet témoin de cette longue agonie.

La pitié s’ouvrit dans le cœur de cet homme ; il fut touché de cet appel à sa protection ; il pâlit à ce cri déchirant de détresse. Il avait sur ses mains le sang des gardes qu’il avait tués, mais il frémit de les couvrir de celui d’une femme pour laquelle, dans son enfance, il avait coutume de prier. Il se souvint d’avoir vu une pareille terreur sur les traits de son amante, au retour de ses nocturnes entreprises. C’était sa souveraine ; elle avait autrefois sauvé la vie à plusieurs braconniers ; et, pour reconnaître le bienfait accordé à ses compagnons de péril, il allait la massacrer ! Il eut horreur de sa mission, il refusa sa part du crime, « Dieu me rappelle à lui, pensait-il, en m’inspirant sa miséricorde. »
Il releva Geneviève, l’assit au pied d’un vieux châtaignier ; puis, se plaçant en face de son complice :
« Allons, vieux, il faut lui faire grâce, et l’abandonner à son sort, »
« Tu as peur, lâche ? Tu ne sais tuer que du gibier ? Tu trembles devant cette biche, à demi morte déjà ? Va-t’en ; je n’ai pas besoin d’aide ; je veux gagner mon salaire ; car Golo n’aime pas la besogne à moitié faite. »
« N’y touche pas, sous peine de jouer du couteau avec moi. Si Dieu veut qu’elle périsse, laisse faire ta besogne aux loups. »
« Tu as donc un cœur bien douillet ou bien scrupuleux de pâlir ainsi au cri d’une femme ? Dieu n’a rien à faire ici , puisque nous y sommes… Pourtant, sais-tu qu’il y a encore de l’argent à recevoir ? »
« Tu le prendras pour ton compte, et tu régleras le tout avec Satan, ton trésorier. »
« Je m’en charge gaiement. Il me manque seulement quelque chose pour recevoir ; il me faut l’anneau de cette femme. »
« Eh bien ! je vais le lui demander. »
Il s’approcha de Geneviève, et lui dit :
« Golo a demandé une preuve de votre mort ; donnez-moi votre anneau. »
Elle lui tendit la main en silence ; il prit l’anneau et le remit à son compagnon.
« A cette heure, es-tu content, vieux loup ? »
Et du sang ?… Il me faut le tremper dans le sang. »
Encore ! Un ancien tourmenteur comme toi ne sera pas embarrassé pour si peu de chose ; le premier daim… le moindre lièvre… à moins que ton Golo ne flaire et ne sache distinguer quel sang tache l’anneau. »
« Il est homme à s’y connaître. »
« Alors ouvre-toi une veine. »
« Moi ! tandis qu’il y a là une créature qui se trouvera trop heureuse. »
« Arrête ! sinon ton sang fournira ce que tu demandes. Tiens ! lâche, qui crains une piqûre d’aiguille, prends du mien ; Golo le reconnaîtra pour autre chose que la vile liqueur rouge qui coule dans ses membres. Et maintenant marchons. »

L’écuyer obéit. Après quelques pas, le braconnier revint à Geneviève plongée dans une sorte de stupeur. « Quand j’aurai tourné ce gros chêne, à droite, fuyez sur la gauche, et enfoncez-vous davantage dans les bois. Si jamais, vous redevenez puissante, souvenez-vous du braconnier, en faisant grâce à ses compagnons de périls. »
« Tiens, ami, prends ce reliquaire ; qu’il t’inspire une vie honorable, et tu seras béni de Dieu et de Geneviève. »
Après avoir baisé le reliquaire en signe d’assentiment, il repartit joindre l’écuyer, qui supputait déjà l’argent à recevoir. Bientôt le bruit de leurs pas cessa dans la forêt.
Le courage qui l’avait soutenue abandonna Geneviève subitement ; sa raison sembla s’égarer ; elle plaça ses mains devant ses yeux, comme pour chasser un rêve douloureux.
« Grâce ! murmurait sa mourante voix… C’est ici… Éloigne-toi, bourrel ! Seigneur! il va frapper… Mon reliquaire ne peut me défendre ! »
Puis, après un affreux silence, elle ouvrit ses yeux.
« Ils ne sont plus là ?… C’est le jeune ; il a eu pitié de moi, de mon sein. Prions pour lui et pour moi. »

Cet acte de pieuse reconnaissance accompli, ayant repris sa raison, elle suivit la route que lui avait indiquée le braconnier. Elle vit le soleil prêt à tourner sur I ‘horizon ; alors, cessant de fuir, elle ne songea qu’à recueillir quelques fruits et à trouver un abri. Elle sentait la fièvre embraser son sang. Elle mangea des fraises, quelque peu de miel oublié de l’abeille dans un creux d’orme, des mûres sauvages. A peine avait-elle porté ces fruits à sa bouche, qu’elle entendît remuer sous les feuilles ; de frayeur elle se remit à fuir, et dans sa fuite, ayant rencontré une grotte dont mille plantes pendantes cachaient l’entrée, elle s’y réfugia. Là , blottie dans Le coin le plus obscur, elle ferma les yeux, comme s’ils eussent eu la puissance d’attirer le danger ou de l’apercevoir dans l’éloignement. Un long silence , après une pénible attente, la rassura. Désormais elle avait de quoi abriter sa tête ; si elle accouchait, elle trouverait un berceau dans la mousse qui abondait près de là ; elle-même aurait une couche sur la fougère… Mais comment vivre ? Si la nourriture lui manquait, qu’allait devenir son premier né ? Son lait ne tarirait-il pas ? Ses angoisses renaquirent. Voir naître ce cher petit, le voir pousser comme un lis éclos d’un rayon du jour, sourire un instant au Ciel et à sa mère, puis pencher la tête, fermer les yeux, et mourir sur le sein qui n’aura pu l’allaiter !…

L’infortunée se tordait les mains de désespoir ; l’horreur de l’avenir devint si terrible, qu’elle souhaita périr avant de délivrer le fruit de ses entrailles, et qu’elle regretta le fer des assassins. Un abattement profond succéda au désespoir qui l’avait produit ; le sommeil parut effleurer ses paupières : elle se fût assoupie peut-être, si des souffrances inconnues n’avaient tout-à-coup pressé ses entrailles. O joie, et terreur ! elle reconnut qu’elle allait être mère ! Les souffrances devinrent atroces ; d’épuisement elle laissa tomber sa tête, et, poussant un long cri, elle s’évanouit.

En rouvrant les yeux, elle vit à ses côtés, sur la mousse, son nouveau-né, dont les vagissements, pareils à ceux du passereau, demandaient le sein. La bouche de l’homme sait exprimer la douleur, parce qu’elle semble sa nature ; mais pourrait-elle jamais redire la voluptueuse, la divine douceur que ressent l’âme d’une mère au premier cri de celui qui est déjà un enfant sur la terre et encore un ange aux cieux ?
Au sortir de ses longues faiblesses, Geneviève prit son enfant ; elle le couvrit de baisers ; puis, l’élevant à Dieu entre ses mains tremblantes, elle le plaça sous sa protection : elle s’était souvenue de son rêve. A l’heure où le soleil, prêt à disparaître de l’horizon, ne dore plus que la cime des forêts, le silence fut troublé aux abords de la grotte ; on eût dit des chasseurs qui brisaient, sur leur passage, les faibles tiges des buissons… Il cessa… ensuite il devint plus distinct. Geneviève entendit. O pauvre cœur d’une mère ! qui dira tes tourments ? L’effroi tarit son lait : en vain l’enfant pressait le sein, la vie ne venait plus. Il poussa des cris. Elle colla sa bouche sur la sienne pour les étouffer.
« Si Dieu t’écoute, pauvre angelot, nous serons sauvés ; mais si ce sont les hommes ? Hélas ! je ne puis ni te nourrir ni te défendre. »

A la voir blottie dans son coin, enfoncée dans l’obscurité, le corps en deux pour moins tenir d’espace, son petiot pressé sur son sein comme si elle eût tenté de l’y faire rentrer, sa tête échevelée baissée sur lui, son oreille ouverte au bruit et à la terreur, son regard oblique et sauvage, tant il brillait de dévouement ! pas un souffle , pas une pensée ; une ombre dans l’ombre, ou plutôt toute sa vie dans une pensée unique, sauf ce regard sublime qui semblait voir et entendre glisser le moindre insecte sous l’herbe ; qui ne se serait rappelé ces scènes d’Hérode, où Sion vit périr en un seul jour toute sa jeune postérité ?

Pendant cet instant terrible, ses organes augmentèrent de puissance, tandis que sa raison s’égarait.
Un gémissement s’éleva près d’elle… elle bondit. C’était un faon qu’avait abandonné sa mère, et qui s’était traîné dans la grotte. Elle respira. Elle ne respira plus… le bruit au dehors s’était encore rapproché. Alors elle s’inspira de son désespoir ; après une longue étreinte convulsive, elle déposa son fils près du faon ; elle le recouvrit de sa mante, elle le regarda encore une fois ; ensuite elle s’élança hors de son refuge. Croyant à la présence des hommes, elle fit du bruit en marchant, afin de les attirer sur ses traces. Elle se dérobait à la faveur des branchages ; elle voulait éloigner de son petit le danger avant de périr elle-même. Arrivée sous une haute futaie, elle se pencha à terre pour écouter… ne recueillant aucun murmure, elle reprit le sentier qu’elle s’était frayé : elle s’arrêta ; les rapides battements de son cœur résonnaient seuls à son oreille…

Elle résolut de revenir ; elle employait alors toutes ses précautions pour ne pas être découverte ; elle rampait plus qu’elle ne marchait ; elle fit quelques détours, relevant derrière elle les hautes herbes foulées, ou soulevant à demi son corps pour regarder. Au bout d’un long espace, elle se retrouva devant la grotte. Elle s’y élança avec la même rapidité qu’elle venait d’en fuir.
Quelle fut sa surprise, et comme la vie remonta à son cœur presque éteint, quand elle reconnut qu’une biche, cause de toutes ses terreurs, allaitait à la fois et son fils et son propre faon ! Un rayon de lune, malgré le rideau verdoyant qui celait l’issue de la roche, découvrit à cette pauvre mère la biche au blanc poitrail. Une sainte résignation aux maux qui pouvaient lui être réservés, autant qu’un ferme espoir dans les voies de la Providence, imprima désormais un nouveau caractère à toutes ses actions ; elle bénit la main qui l’éprouvait, et s’endormit près de la biche, ayant son fils sur son sein.
La voix des colombes, ses voisines, l’éveilla au lever de l’aube. Elle enveloppa son enfant dans une mante grossière, dont elle se dépouilla, et, le donnant à allaiter à la biche, elle résolut de sortir pour avoir des provisions.

Sur la lisière d’une chênaie, elle ramassa les dernières fraises de l’année, des mûres tardives : ce n’était que la nourriture d’un jour. Elle songea à l’avenir… elle avança dans la forêt… Avec leurs dernières feuilles tombaient déjà quelques châtaignes ; les arbres en promettaient une abondante moisson. Il y avait quelques semaines à attendre pour qu’elles eussent toute leur maturité ; mais les fraises et les mûres, des racines même d’une saveur nourrissante, une sorte de figue sauvage, plus rarement des rayons de miel, des coloquintes, dont l’enveloppe servait à son gré de vase pour puiser et pour conserver l’eau, suffirent à ses besoins du moment.

Une source coulait plus bas que la roche ; elle en tira du sable avec lequel elle garnit le sol de son habitation ; elle joncha le dessus d’une grande quantité de feuilles sèches, que lui fournirent les chênes et les marronniers. Elle roula quelques pierres de diverses dimensions, qui lui servirent de table et de siège. Au fond, elle remarqua une sorte de retrait régulier formé par l’angle du rocher ; elle le destina à serrer ses provisions d’hiver. Elle acheva le reste du jour à faire un collier avec les baies rouges d’un églantier ; ensuite elle le mit au cou de son enfant.

C’est ainsi qu’elle passa quelque temps en compagnie de son nouveau-né, du faon, qui ne pouvait encore se lever, et de leur nourrice. La chaleur naturelle de celle-ci lui fut utile pour réchauffer son enfant, qu’elle couchait dans la crèche, comme Jésus-Christ l’avait été à Bethléem. Peut-être Geneviève avait-elle moins à craindre dans ses bois que la Vierge parmi les hommes. Sa solitude devenait un rempart contre d’autres infortunes.

Enfin les vents d’automne grondèrent ; les châtaigniers laissèrent tomber leurs fruits ; la fugitive en entassa le plus qu’elle put dans sa serre ; seulement, avant de les entasser, elle se trouva fort embarrassée de les recueillir ; leur écorce piquante avait besoin d’être dépouillée. Il lui fallut songer à avoir du feu. Elle se souvint d’avoir vu des chasseurs en allumer au carrefour des bois, au moyen d’étincelles qu’ils faisaient jaillir de deux cailloux sur de la mousse ou des feuilles sèches. Elle les imita. Elle plaça quelques gousses sous la cendre ; après qu’elles eurent cuit, elle en goûta et les trouva bonnes.

Elle se servit aussi du feu pour faire cuire souvent des sortes de pains formés de la pâte de ces châtaignes, elle apporta alors des ramées de bois mort… Elle le plaça presque à l’entrée de la roche, et comme en guise de barricade contre les pluies et le froid qui ne tardèrent pas à régner.
Elle sortit peu… Une seule fois la rigueur de la saison avait amené des neiges ; la rafale les avait amoncelées de manière à ôter le jour à son habitation. Elle parvint, avec du feu, à fondre ces neiges. Alors elle put, à l’aide d’une forte branche, se frayer un sentier, en rejetant l’obstacle à droite et à gauche. Elle arriva ainsi, en tournant, au sommet de sa grotte, qui semblait un point noir au milieu de l’uniforme blancheur des environs.

Elle entendit un bruit formidable, que tous les échos d’alentour répétèrent… des ombres remuaient dans l’éloignement. Elle se coucha dans la neige ; elle avait mis son espoir dans le Ciel ; elle osa attendre pour reconnaître s’il y avait du danger. Mais la nature, plus puissante, reprit tous ses droits, quand elle eut aperçu un auroch (bœuf sauvage) pourchassé des loups. Elle frémit de le voir se diriger vers la grotte, parce que le monstre apercevait de ce côté une haute futaie, où il espérait, en s’acculant, éventrer ses ennemis. Il courait… ses bonds impétueux, ses longs mugissements faisaient retentir ces solitudes, ordinairement silencieuses ; ses adversaires, plus agiles, acharnés sur leur proie, entravaient sa course parieurs nombreuses morsures. Le fier animal avait beau les lancer à droite et à gauche par intervalle ; ils l’obligèrent à ralentir sa course. Il restait alors la tête baissée entre ses jambes, ses cornes ensanglantées par d’affreux lambeaux, sa queue hérissée de longs poils, atteignant avec la force d’un fléau. Il put enfin entrer sous la futaie ; là sa rage faisait voler, à travers une poussière de neige rougie, les membres déchirés des loups. On voyait leurs compagnons, plus éloignés, accourir avec de sinistres hurlements, et les combattants leur répondre par des cris plus sinistres encore.

Le roi des forêts du Nord tomba… Bientôt Geneviève aperçut les loups vainqueurs se disperser çà et là, chacun avec son morceau de proie. Un d’eux courut à la source, plus rassasié que ses compagnons, ou peut-être parce qu’il avait senti le voisinage d’une créature humaine. Elle n’eut que le temps de rentrer. Il se désaltéra, puis remonta l’eau en flairant des traces. Il vint aussi à la grotte, où, le voyant allonger sa tête hideuse dans l’intérieur, la biche souffla de terreur ; toutefois ni le faon ni le nouveau-né ne quittèrent ses mamelles… Alors Geneviève se jeta au-devant et agita ses bras, afin d’éloigner le monstre. Vain espoir ! son œil étincelait de férocité à l’aspect d’une pareille proie : sa gueule béante, et dont les dents s’entrechoquaient, semblait déjà la broyer. Dans son dévouement, Geneviève va s’offrir la première à sa fureur, qu’elle n’apaisera pas, quand, inspirée par son désespoir, elle saisit un tison enflammé, le porte à la gueule du monstre, et le monstre a fui en hurlant de douleur.

Depuis ce jour elle n’eut plus à craindre. Elle entendit bien quelquefois des hurlements retentir dans les nuits d’orage ; mais c’était au loin, et jamais aucune bête féroce ne revint l’effrayer. Il est vrai qu’elle s’écartait peu ; elle prit soin même d’entretenir, tout cet hiver, un feu de nuit, quoique elle eût à souffrir la fumée que le vent chassait dans la grotte.

Le printemps parut ; à son aspect les forêts s’ébranlent et secouent leur chevelure de neige ; leurs innombrables rameaux se couvrent d’un rouge vert ; encore une haleine de chaleur, encore un rayon de ce soleil vivifiant, et la feuille va tout couvrir… L’hirondelle arrivait, le rossignol chanta… il célébrait la vie si douce au printemps, si douce sous l’ombre nouvelle. Le vent souffla du midi, et plus tiède apporta le soir, au fond de la grotte, la senteur des violettes fraîchement écloses.
Le faon pouvait marcher ; il suivit sa mère dans les bois. Geneviève demeura sous le rocher ; son fils aussi avait grandi; il ressemblait à l’églantier sauvage, dont les frimas ont laissé monter la tige et fleurir le bouton. Pauvre mère! comme elle sourit aux gentilles manières du tendre enfançon ! Elle lui noue au cou des chapelets tantôt de violettes, tantôt de primevères. Pourquoi vient-elle de pleurer ?… Elle a reconnu dans ses traits charmants tous ceux de son père…
« Oh ! si le cruel pouvait le voir ! si elle pouvait le mettre à ses pieds !… Un jour viendra où peut-être le fils du comte Hubert ira lui dire son nom, sa naissance, ses misères… Hubert, Hubert, tout le mal que vous m’avez fait vous sera pardonné. Hélas ! accueillez-le, faites-lui merci. Sa mère ne sera plus. O Dieu ! le reverrai-je ? Oh ! non. Il me croirait coupable ; il ne regarderait plus mon enfant. C’est lui qui lui portera mon pardon, mes vœux… Il me faut vivre encore , afin qu’il puisse remplir ma dernière espérance. »

En lui donnant la vie, elle l’avait consacré à Dieu. Elle songea dès-lors à remplir son vœu. Prenant le nouveau-né dans ses bras, elle se rendit à la source ; elle le déposa sur des primevères dont l’abeille errante butinait les fleurs. Elle prit de l’eau dans le creux de sa main ; puis, penchée sur lui comme pour lui sourire, elle la répandit sur le front nu du nouveau-né ; cela fait, elle prononça ces pieuses paroles :
« Au nom de la sainte Trinité, fils de Geneviève et d’Hubert, soyez chrétien. Et toi, Seigneur, protège son enfance ; souviens-toi de Moïse sauvé des eaux : c’est un autre Ismaël abandonné des siens, et qu’Agar craindrait de voir périr dans ces déserts. Défends sa faiblesse encore plus contre la méchanceté des hommes que contre la fureur des loups. Ta main prit autrefois Joseph vendu par ses frères ; elle le sauva des liens de la mort, elle le délivra de ceux de la captivité, afin de le placer auprès des Pharaons. Fais donc que cet enfant retourne auprès de son père ; qu’il rentre dans le palais où il aurait dû naître ; qu’il soit doux de cœur et propice à l’orphelin ; surtout qu’il se rappelle d’avoir été nourri de ta main sous le rocher, parmi les hôtes des bois. »

En mémoire de ce baptême, elle planta un chèvrefeuille, dont les boutons allaient éclore, sur le flanc du rocher ; elle eut soin d’entrelacer ses flexibles branches en forme de croix, donnant ainsi à son asile l’aspect des ermitages, alors si communs dans les forêts de la Gaule septentrionale. Avec le poignard qu’elle avait toujours conservé, elle entailla l’écorce d’un bouleau voisin ; ces entailles lui servirent à marquer son arrivée dans ces solitudes et l’époque du baptême de son fils.

L’été venu, ses provisions allaient s’épuiser ; les fruits qu’elle aurait à recueillir étaient moins nourrissants que les châtaignes ; elle avisa aux moyens de se procurer d’autres aliments. Avec des lacets façonnés de jonc ou de plantes traînantes, elle tendit des piégés aux faibles hôtes du voisinage ; des lièvres, des volatiles s’y prirent, et leur chair, rôtie sur le feu, rendit plus de force à la constitution déjà altérée de Geneviève.

Ses hardes menaçaient de tomber en lambeaux ; il lui fallait aussi des vêtements pour son fils lorsque les froids arriveraient. Elle rechercha les terriers ; elle guetta la rentrée du gibier, et l’enfuma dans sa retraite. Elle osa plonger un bras hardi dans ces trous informes pour en arracher sa proie. C’est ainsi que de la dépouille des renards et d’autres animaux à toison elle se forma des vêtements chauds ; la fourrure de l’hermine enveloppa son fils ; elle garda quelques vêtements de son premier état, elle y. joignit de ses cheveux, et serra le tout par souvenir du passé, par espoir de temps peut être meilleurs.

Quand elle était revenue de baptiser son fils à la source, un essaim d’abeilles l’avait suivie, parce qu’elle portait dans son habitation des fleurs cueillies le long du sentier. Cet essaim se fixa dans un creux d’orme tombé durant le dernier hiver ; le nombre des abeilles s’accrut au point que Geneviève éleva quelques ruches grossières avec des tiges de folle-avoine recueillies parmi les clairières. Les bruyères voisines alimentèrent ces ruches. Elle eut soin de les cacher, soit au regard des chasseurs, soit à la vue des bêtes, en les entourant d’une espèce de palis fortifié par les nombreux rejetons du chèvrefeuille, du troène et de la prunelle.

Après avoir fait toutes ses provisions, elle attendit la saison rigoureuse. Elle ne sortit plus de sa grotte aux premières gelées.

Il y avait déjà plus d’une année qu’elle habitait loin des hommes, qu’elle n’éprouvait aucun regret de sa fortune passée ; une seule pensée remplissait son âme, ses veilles, ses prières : vivre. Car, si elle venait à mourir, le pauvret ne tarderait guère à succomber. Plongée dans sa rêverie, elle laissait ses idées s’égarer dans leur cours ; elle rêvait d’Hubert, de leur fils ; elle oubliait son existence pour retrouver ainsi des espérances plus douces dans l’avenir, quand l’enfant se mit à s’agiter sur sa couche :
« Mère ! » bégayait-il… D’effroi elle porta les yeux de tous côtés, comme si une voix inconnue l’avait appelée du dehors.
« Mère ! » répéta l’enfant qui lui tendait les bras.

Elle se pencha sur lui, elle le couvrit de ses pleurs ; elle bénit cette voix humaine qui la nommait si tendrement, et qui lui annonçait qu’elle aurait désormais une créature qui répondrait à sa joie comme à sa douleur.

Or, pendant ce temps, qu’était-il arrivé au manoir du comte ?
Golo attendit avec impatience le retour des meurtriers. Un seul reparut à la nuit ; c’était le vieil écuyer, qui, à demi ivre, lui présenta, outre l’annel, le glaive de son complice, dont il prétendait s’être débarrassé à cause de sa lâcheté.
« Double besogne ne mérite-telle point, double salaire ? » disait l’ancien tourmenteur en entrant dans un sombre corridor.
« Je ne te le refuse point. Viens le recevoir ; désormais tu resteras à mon service. »

A peine ces mots furent-ils prononcés, à peine le meurtrier eut-il fait un pas, qu’une trappe s’ouvrit, et qu’il descendit, dans une ombre plus effrayante que la mort qui l’attendait, aux oubliettes. Il poussa un long cri, que la trappe, déjà baissée, lui renvoya avec les lueurs incertaines du flambeau, que laissaient passer les ais mal joints. Penché sur cette trappe et sa nouvelle victime, Golo écouta… l’abîme était si profond qu’il n’entendit rien d’abord… Il prêta l’oreille avec plus d’attention ; il osa rouvrir à demi la trappe ; un faible gémissement de douleur montait jusqu’à lui… Un sourire hideux s’échappa de ses lèvres… Il poussa du pied la planché qui retomba , et tout fut fini.

Golo n’avait pas cru au récit de l’écuyer ; il pensait bien que Geneviève était morte, mais que le jeune gars eût été tué par son compagnon, c’était une chose à laquelle il n’ajoutait point foi. Il s’imagina que le braconnier avait fui, jetant son glaive dans un fossé, content d’échapper à la potence, et peu soucieux de devoir sa liberté à un crime. Il ne s’inquiéta guère de ce qu’il deviendrait, assuré qu’il se voyait de la fin de sa maîtresse. Il ne réfléchit qu’un instant au sort du braconnier, et, sans grand délai, il parut avoir mis terme à toutes ses inquiétudes de ce côté.

Le retour prochain d’Hubert lui inspirait plus de craintes sérieuses. Que dire à cet homme froissé dans son orgueil, sa puissance, son honneur ; à qui manqueraient tous les soins domestiques, dont les jours seraient si tristes, la vie si affreuse dans l’isolement ? Il revint, ce comte si redouté. Golo s’effrayait d’avance de leur entrevue. Dès qu’il l’eut aperçu, son maître lui fit pitié. Elle eut lieu au bas de ce perron où Geneviève avait dit à son époux un si fatal adieu. Nulle femme ne parut, ne tint l’étrier au comte quand il descendit de cheval. De loin, au sommet des tours, il n’avait reconnu que la sentinelle… une douce créature n’agitait pas son écharpe blanche en signe de bienvenue.

Hubert entra sans adresser ni salut ni parole à ses vassaux ; il repoussa rudement les caresses de ses lévriers favoris. On servit ; il essaya de goûter à tout, et tout lui répugna. Un ménestrel tira quelques accords de son instrument ; son maître parut l’écouter avec plaisir tant que de mâles accords flattèrent son orgueil ; dès qu’ils vinrent, par un malheureux hasard, à célébrer l’amour d’une compagne pour un guerrier célèbre, l’instrument fut brisé et le chanteur chassé de la salle.

Le comte, à veiller si longtemps, semblait redouter la nuit et vouloir l’abréger. Au dernier grain du sablier, il se leva, marchant d’un pas trop rapide pour être ferme vers son retrait. Son sommeil dut être pénible, ses rêves sinistres ; car au matin son visage portait l’empreinte d’un abattement plus profond.
En passant devant l’ancien retrait de Geneviève, il frémit, et, d’une voix pleine de trouble, ordonna que la porte en fût murée à l’instant.

Cet ordre fut intimé à Golo, sans qu’ils se fussent encore parlé. Hubert s’apercevait bien que le sénéchal eût à lui rendre compte de ses actes ; mais, comme parmi ces actes se trouvait l’ordre fatal exécuté contre Geneviève, il redoutait d’en entendre le récit. Par aversion, il paraissait prendre à tâche de l’éloigner, tandis que, par une douloureuse curiosité, il se sentait un violent désir d’interroger le sénéchal.

Golo le suivait à peu de distance. Voyant l’irrésolution d’Hubert, il eut crainte de l’avenir ; il tira brusquement de son sein l’annel sanglant et le présenta en silence ; son action demeura sans succès. Son bras fut repoussé vivement, sans que son maître osât l’envisager, sans qu’il relevât sa tête vers lui.

Il ne la releva pas de ce jour ; il parcourut le châtel et ne put y trouver un terme à son accablement ; il erra à l’orée des bois voisins, et se fatigua bientôt de leur silence… Le bruit seul aurait pu réveiller de son engourdissement ce cœur en proie déjà au remords.
Golo avait fait le malheur du comte, il eut pitié de son état. Il avait jusque-là évité de lui parler ; il ne songea point au froid accueil, aux paroles brèves et discourtoises qu’il entendrait ; il fut droit à Hubert, et, avec l’autorité d’un complice supérieur au repentir, il lui prit familièrement le bras.
« La nuit vient, messire, rentrons au châtel… »
Hubert le regarda d’un air sombre.
« Tu m’as préparé bien des nuits sans sommeil dans ce château, où tu m’as laissé seul, Golo ? »
« Si vous avez regret du passé, vous avez ici des oubliettes ; appelez un de vos hommes d’armes, un seul, car le secret de ces choses doit être gardé ; je suis prêt à mourir, pourvu que votre renom soit irréprochable aux yeux de vos vassaux. »
« Je connaissais bien ton dévouement ! Ma colère fut prompte, ta haine plus impatiente que ma colère, voilà ce qui nous a perdus. Que veux-tu de moi ? »
« Déclarer que j’ai fait mon devoir. »
« Soit ! pourtant je ne puis t’en récompenser. Penserai-je vrai en t’avouant que, pour une âme de fer comme la tienne, servir ma vengeance t’a payé au-delà de tes vœux ? Quelle peine t’a coûté la mort d’une faible femme? Tu n’as jamais senti mollir ton cœur et pleurer tes yeux. Moi, il m’a fallu la fureur des mêlées, les dangers de l’assaut, le cri des combats, pour imprimer l’oubli à mes poignantes idées. Le Saxon terrassé pouvait seul me faire oublier… celle qui fut Geneviève… Les vaincus imploraient ma pitié… ma compagne l’avait dédaignée, sans espoir peut-être de l’obtenir… Je fus sans pitié… le malheur rend cruel… J’ai traversé cent fois les rangs des Saxons en fuite, et cent fois sans autre satisfaction que d’avoir versé le sang et la colère. »
« Eh bien ! messire, vous avez fait ample moisson de gloire, si ce n’est de butin. »
« Belle gloire, que celle d’égorger des troupeaux de Saxons ! »
« L’empereur vous en a pourtant récompensé ? »
« C’est vrai… Ton ambition sera satisfaite ; de sénéchal te voilà chancelier : ta fortune grandit avec la mienne ; mais elle ne fera rien pour notre commune félicité. Si le sénéchal a du sang aux mains, le comte en a sa conscience toute rouge, sinon devant les hommes, devant Dieu… Ainsi, Golo, garde du passé le même silence que garde la tombe sur ceux qu’elle recouvre… Conserve l’annel jusqu’au jour où Dieu nous le redemandera ; puisse le sang qu’il porte être alors effacé à ses yeux ! »

Ils se séparèrent ; tous deux repensèrent à Geneviève, par des raisons et avec des émotions diverses, mais ils ne reparlèrent plus de l’infortunée.
Hubert sortit rarement ; il refusait les fêtes que lui offraient ses peuples ou les princes voisins. Les Brabançons étaient accoutumés à le voir, comme naguère leur comtesse, se promener sur le donjon des tours ; parfois appuyant sa tête sur le parapet et plongé dans une morne rêverie, parfois occupé à regarder des amusements champêtres, bien qu’ils ne pussent dérider ses ennuis. Il tenait souvent à la main quelque branche fleurie du violier qu’affectionnait Geneviève… il l’effeuillait, en se promenant. Si Golo survenait, la honte semblait poigner le comte de se trouver en compagnie du meurtrier de sa femme. A peine s’il montait quelquefois à cheval; les forêts ne l’entendaient plus mener une chasse joyeuse… aucune femme ne paraissait dans les salles du château…

Telle était la vie du vaillant duc de Brabant, comte de Flandres et de Trêves : c’était la vie d’un homme abattu par des revers ou par des remords.

Or, voici qu’un jour d’automne se présente un ermite au comte, lorsque celui-ci sortait pour rendre justice sous le tilleul du châtel. Sans relever son capuchon il s’inclina et dit :
« Messire, j’ai de vous une grâce à requérir. »
« Parle, saint homme, dit le seigneur. Dans ma position, je ne suis que trop disposé à servir les élus de Dieu ; je ne sais pas même si un froc de moine ne me siérait pas mieux que mon armure, sans force contre le péché et les remords qu’il peut nous inspirer. »
« C’est Dieu qui vous a donné ces pensées, qui semblent avoir préparé ma visite ; mais ce n’est pas un cloître qui convient au vainqueur des Saxons : l’époux de Geneviève ne saurait donner à Dieu la foi que réclamerait sa noble épouse, si elle est encore pleine de vie. »
« Geneviève ! tu es bien hardi d’oser prononcer le nom d’une adultère !… Qui te parle de foi, de serments ? Qui t’a donné mission de scruter notre conscience? Attends, moine, attends, pour venir m’interroger sur de pareils secrets, que je sois couché, sans vie, sur un lit de cendres ; sinon tu cours risque, malgré ta robe de bure et tes sandales de corde, de demeurer pendu à ces créneaux. »
« Qu’ai-je besoin d’attendre l’heure stérile de ta mort, lorsque tu ne pourras, comte orgueilleux, ni punir le crime, ni le réparer ? Dis, Hubert, dis donc au moine pourquoi, sans t’élancer dessus ton coursier, le laisses-tu hennir ? Pourquoi les bois sont-ils muets de tes fanfares, quoique le gibier y foisonne ?… Et baissant la voix : Pourquoi, quand le soir est venu, tu n’oses revoir la chambre de Geneviève, et que, possédant deux annels, tu n’en portes aucun, l’un parce qu’il a demandé, l’autre parce qu’il a porté du sang ? Dis au moine si tu n’es complice de Golo ! »
« Si tu sais cela, qui donc es-tu ? Relève ton capuche.
« Tu ne verras, comte, que les traits d’un indigne pécheur, à qui Dieu a ordonné de venir vers toi, parce que tu es souffrant de corps et d’esprit. Regarde, peux-tu me reconnaître ? Je fus braconnier dans ces bois, prisonnier dans ces tours ; je devais périr ; ne m’avais tu pas condamné ?
Golo n’avait-il pas fait préparer la hart ?
Où donc était mon espoir de salut?…


Ni ta sentence ni la hart n’ont pu m’atteindre. Ton sénéchal descendit me chercher lui-même dans le cachot; il serra familièrement ma main, il y plaça le denier du sang, m’intima tes ordres, tes nouveaux ordres de mort!… et…
Pourquoi pâlir ?
Quand Golo te remit l’annel, tu crus ta vengeance accomplie, ta femme tuée, ton enfant aussi ?
« Un fils ! un enfant ! Tu t’abuses, moine, ou tu te joues de moi. » Le comte marchait à pas précipités, le regardant avec doute, mais sans colère ; puis, d’une voix impétueuse :
« La pensée de me désobéir te serait-elle venue du Ciel ? ou bien serait-ce le prix du crime que tu viendrais chercher ? »

Le moine répondit avec dignité :
« J’avais oublié, comte, de vous dire que j’ai jeté l’argent de Golo dans le premier hallier.
Il prit la main de l’ermite, et d’un ton affectueux lui demanda de raconter son œuvre miséricordieuse.
L’ancien braconnier conta la détresse de Geneviève, lors de sa sortie du châtel.
Son époux respira en apprenant qu’elle vivait.
« Mes mains seront donc pures de leur sang ! Oh ! Geneviève, que tu fus coupable de ne point implorer ma pitié au nom d’un fils ! Moine, montre-moi, montre ce reliquaire, ce gage moins terrible que l’anneau que j’ai reçu… »

L’ermite mit genou en terre et le présenta. Les mains tremblantes d’Hubert le portèrent à ses lèvres ; des larmes arides s’arrêtèrent dans ses yeux troublés. Il l’ouvrit ; il contenait des cheveux de Geneviève et l’anneau de sa mère… Alors il s’agenouilla pour remercier Dieu. Quand il fut relevé, il demanda de longs détails pour savoir comment il pourrait retrouver la comtesse et leur enfant.
« Je te récompenserai magnifiquement, disait-il dans sa joie au moine. Je t’accorde grâce et liberté. »
« Je suis serf de Dieu, reprit ce dernier en montrant sa tonsure. »
« Tu seras mon chapelain ; tu baptiseras toi-même cet enfant dont tu m’as conservé les jours. Si tu veux rester ermite, je te ferai construire une chapelle à l’endroit où tu conduisis Geneviève, afin que ce lieu devienne sanctifié par ta présence. »
Dieu vous tiendra compte de ces pieuses intentions ; quant à moi, je resterai à l’ermitage que j’ai creusé dans le tronc d’un Chêne, près du sentier où passé le voyageur, à qui j’offre dans ma solitude l’eau, l’abri et la nourriture que je tiens de la charité du Ciel et des hommes. »
« Restes-y, moine, le sommeil y est plus tranquille que sous les voûtes du donjon. Pourtant nous allons entrer ; Golo est absent, tu ne le verras point ; il faut que ta présence lui soit cachée. Demain, au point du jour, sous prétexte de chasse, tu guideras mes recherches. »

Ils se séparèrent. Des vivres furent apportés dans la chambre du moine, et une sentinelle eut ordre de ne point laisser communiquer le nouveau venu avec les gens du château.
Golo ignorait donc cette entrevue lorsqu’il fut mandé devant le comte. Il le trouva seul, assis sur une estrade en bois sculpté, devant un grand feu pétillant, soucieux, déguisant mal son ennui ou sa colère sous une distraction affectée. Le sénéchal rendit compte de ses occupations ; il fut interrompu par ces paroles prononcées avec une sorte de négligence :
« Demain, sénéchal, nous aurons grande chasse. »

Golo sentit quelque joie à entendre son maître parler ainsi, puisqu’il annonçait par-là renoncer bientôt à ses ennuis. Il tenait à cet homme dont il avait fait le malheur ; il se félicita de pouvoir le rendre à la joie, au plaisir ; il espéra qu’un oubli profond succèderait à d’amers souvenirs, et que l’oubli, plus puissant que la mort, pèserait à jamais sur la tombe ignorée où son crime était enseveli avec Geneviève.
« Mais le vent gronde fort contre vos projets, messire ; l’entendez-vous s’engouffrer dans la cheminée, et comme la forêt mène grand bruit ? »
« Est-ce qu’il serait de votre plaisir de me contrarier, sénéchal ? » reprit sèchement le comte.
« Non, non, messire ! je suis trop heureux de voir que la gaieté régnera désormais dans votre manoir, pour que je m’oppose à ce que, dès demain, nous commencions à pourchasser. J’aurais souhaité meilleur temps ; voilà ma pensée de tout à l’heure. Chasser, noble seigneur, quelle bonne idée vous avez eue là ! Comme demain nous arpenterons les clairières et les collines! comme les bois, par le retentissement de nos fanfares, vont fêter notre bienvenue ! Laissez-moi, de grâce, comme font les fils de vilains, m’aller reposer, afin que demain vienne plus tôt ! »
« Ce demain tant souhaité de vous viendra sans que vous le poussiez par l’épaule. Je vous annoncerai encore une surprise : devinez qui nous accompagnera ?»

Golo cita de vaillants chevaliers, de puissants seigneurs ; il ne devinait point : le crime n’a jamais prescience de son châtiment dans sa prospérité.
Il nomma de gentes châtelaines, et s’arrêta sur un sombre regard du maître.
« Un ermite nous suivra », dit à voix basse Hubert.
« Pour bénir la mort de la biche blanche, si nous la trouvons ? » ajouta en riant le sénéchal.
« Pour retrouver Geneviève qui n’est point morte, et que tu voulais tuer. »
La voix d’Hubert était solennelle.

Sa conscience avertit Golo du péril ; le méchant vit l’abîme ; il ne laissa paraître pourtant sur ses traits ni stupeur ni effroi ; c’était à son complice qu’il avait affaire, et il résolut de le dominer par l’ascendant qu’obtient une volonté impitoyable sur un esprit troublé par les remords.
Hubert attendait sa réponse.
« Je me soucie de cet ermite comme d’un braconnier pendu. »
« Cet ermite a été braconnier, et prétend te connaître. »
Il s’était poussé de lui-même au bord de l’abîme ; puisant dans sa détresse un nouveau courage, le méchant répondit :
« J’en doute. Qu’importe au reste, s’il n’a pas de gage en preuve de sa mission ? »
« Reconnais-tu ce reliquaire ? »
« Oui, messire ; ce braconnier sous vêtement de moine, comme loup sous peau de mouton, l’aura volé, et s’en vient quêter aumône ici, avec de beaux contes à vous empêcher de dormir. »
« C’est toi, Golo, qui m’as ravi le sommeil ; j’ignore si le tien est bien profond. Tu veux jouer l’incrédulité, quitte ce masque , et crois au mal que tu as fait. »
Hubert lui rapporta le récit du moine.

Golo l’écoutait peu, marchant à longs pas, déniant la vérité, songeant à mettre fin à ses périls par une résolution hardie. Aussitôt qu’il l’eut conçue et prise, il prit une attitude respectueuse devant le comte, et lui demanda, avec une sorte d’intérêt, les détails les plus importants.
« Tu ne m’écoutais donc pas tout à l’heure ? s’écria son maître indigné ; ou le crime te rend-il sourd aux œuvres du Ciel ? Geneviève vit, son enfant doit vivre, celui qui les a sauvés respire ; voilà ce qui t’étonne, ce qui t’accable et te fera traîner au gibet. »
« Votre enfant ! répliqua avec véhémence Golo… Dites donc celui d’un page qui s’est enfui, et que ce froc de moine cache peut-être ! Si je fouillais ses vêtements avec ma dague, je compterais bien trouver autre chose qu’un chapelet ou qu’un reliquaire. Jamais ermite eut-il ce langage préparé, ces histoires si merveilleuses, ces miracles inventés pour défrayer la voix des ménestrels ? C’est un fabliau de page, conté par un page, joué par un page à votre service, par les cornes du diable! »
« Tais-toi, foi mentie ! tu blasphèmes… Va-t’en, complice de mon crime, va-t’en avec la vie sauve, ce que Geneviève n’obtint pas de nous.
« Ma vie vous appartient, noble comte ; seulement j’aurais dû la mettre au service d’un maître plus intelligent dans ses pensées, plus ferme en ses projets. Puisque vous doutez de votre vassal, il doit remettre en vos mains le gage de son obéissance à vos ordres. Demain vous pourrez juger entre votre sénéchal, qui vous fut fidèle jusqu’à consommer votre crime, et ce je ne sais quel manant, braconnier ou ermite. Puisque vous reprenez ces annels, vous pouvez m’accuser ; appelez ce moine ; appelez aussi le bourreau ; je me chargerai seul de la mort de Geneviève, de la femme adultère devant Dieu et devant les hommes. Croyez-vous que je ne saurai pas garder le silence devant ce peuple dont j’ai plié l’humeur rebelle à votre autorité? Ou, si vous craignez que ce peuple vous nomme le comte à l’anneau sanglant, mandez ce faux ermite ; je lui confesserai tout et prendrai ce sang pour moi. Les oubliettes ne sont pas loin; je ne reculerai ni devant péril de l’âme ni devant péril de corps… Le vassal une fois supplicié, vous ne refuserez pas aux prêtres la satisfaction d’ériger une chapelle en mémoire de tout ceci ; j’espère qu’on ne vous y fera pas faire amende honorable, une torche au poing, pieds nus ; non, vous êtes de trop noble race pour qu’on prétende l’exiger. Mais à l’heure où, vieil et froid sur la couche vous mourrez, ne viendra-t-il pas un confesseur, votre ermite par exemple, serf orgueilleux de te demander, comte Hubert, l’aveu de tes fautes, et qui, pour prix du pardon, te dictera donation de tes quatre comtés au profit d’un monastère ? Les moines règneront, puisque tu n’as pas de postérité. Les ménestrels parcourront tes domaines, en chantant la ballade où sera racontée l’histoire de la pieuse Geneviève, de l’infâme Golo et du cruel Hubert ; ils en réjouiront tes varlets attroupés autour des moines, qu’ils serviront dans cette salle dépouillée de tes armures et de tes bannières. Maintenant mande, si tu le veux, le bourreau. »

Hubert garda le silence. Qu’aurait-il pu répondre à son complice? Un crime avait uni leurs mains. C’est à peine si le maître témoigna sa surprise d’une telle audace.
« Quelle haine t’inspira donc Geneviève, lorsque tu m’es si dévoué ? »
« La haine qu’inspire toute noble épouse qui souille son nom et l’honneur de son époux. Femme de Golo, elle eût reçu son pardon en entrant au cloître ; mariée au comte Hubert, au grand forestier de France, elle devait périr, afin que sa mort empêchât les manants de livrer votre nom aux moqueries. »
« Tu t’abuses si tu penses qu’ils ne la pleurent pas. »
« Que vous importe à cette heure, que vous régnez sur eux du droit de pleine puissance, comme comte du saint Empire Romain ? »
« Demeure, toi que je n’ai plus le droit de punir ; sers mieux désormais mes intérêts, mon bonheur surtout, et sois heureux, si le sommeil ne manque pas à tes nuits. Pour moi, je veille, je veillerai longtemps, puisque ta voix vient encore de dissiper des espérances à peine conçues : les remords ne pardonnent point. »
« Il vous reste assez de gloire et de puissance pour faire envie à un roi. La bannière de Saint Hubert brille au premier rang des douze pairs de l’empereur. »
« Un fils ne la relèvera pas sur la tombe où je dormirai mon dernier sommeil. »
Le comte alors entra dans son retrait en soupirant d’amère tristesse.
Golo se retira plus en faveur que jamais.

De bonne heure les cors appelèrent aux bois. On suivit d’abord une sorte de chasse, qu’on quitta lorsqu’on se fut enfoncé dans la profondeur des hautes futaies. Les recherches commencèrent, l’ermite en tête, surveillé plutôt qu’escorté d’archers à cheval. Le comte suivait en compagnie de Golo et du reste de sa maison. On examinait les moindres grottes, on n’oublia pas un tronc d’arbre creux, pas un gîte de bêtes fauves. On recherchait la trace de pas inconnus dans les taillis brisés ; on s’estimait heureux s’ils conduisaient à des retraites solitaires ; on s’attristait de les voir cesser tout à coup ou de reconnaître qu’ils appartenaient à un pas d’homme. Le lieu présumé de la mort de Geneviève n’ayant produit aucune révélation, le comte s’arrêta, découragé, à contempler ce fourré sauvage ; il était tenté d’élever la voix, et une secrète horreur, en pensant que Golo disait vrai peut-être, retint sa voix.
« Les bêtes féroces auront dévoré son cadavre », dit le sénéchal à l’oreille du comte.
« Allons plus loin, » s’écria ce dernier sans répondre au meurtrier.

Golo se livrait aussi à des recherches ; on l’apercevait çà et là, curieux, infatigable ; il espérait trouver trace d’ossements humains : son espoir tardait à s’accomplir ; aussi laissait-il percer une inquiétude étrange, l’inquiétude du crime. Cependant, en fouillant près d’un fourré, il trouva ce qu’il avait odieusement souhaité. Il cria ; tous accoururent, Hubert le dernier, puisque Golo disait son épouse morte. Après une douloureuse attente, on s’accorda à ne voir dans quelques débris humains, que ceux d’un forestier tué par des braconniers.
« A quoi bon nous égarer dans les Ardennes ? s’écria Golo rassuré. Quelle consolation retirerons-nous de chercher de semblables trouvailles ? Les braconniers peuvent-ils faire d’autres œuvres ? »
« Ils peuvent sauver la vie de ceux que tu condamnes. »
C’était l’ermite qui prononçait ces mots à l’oreille du maudit. Celui-ci se redressa de toute sa hauteur… Bien qu’il eût reconnu l’homme et la voix, il ne frémit point, il se contenta de répliquer d’un air sinistre :
« Avant que le soleil soit couché, il y aura quelqu’un de moins dans notre suite. »
« Pourquoi ? » demanda Hubert.
« Les sangliers n’aiment point les braconniers déguisés en moine. »
« Tais-toi, sénéchal, on veille sur toi et sur lui. »
« Les Chênes sont trop beaux sans glandée, ils attendent une proie autant que ces corbeaux à qui nous refusons pâture », hasarda un officier témoin de la querelle.
« Un braconnier, sire moine. »
« Un homicide, sire sénéchal. »
La conversation se rompit à l’instant, car ces battues avaient fait lever le gibier ; quelques flèches furent tirées, plus par habitude que par désir de chasser… Une de ces flèches atteignit une laie que suivaient quelques sangliers ; cette bande sauvage fondit à l’improviste sur les chasseurs. L’ermite était non armé ; son cheval fut éventré et lui-même déchiré par la laie, qu’on eut grande peine à tuer ; il fit signe à Golo et au comte d’approcher…
« Par ma mort, noble seigneur, Geneviève vit ; continuez à fouiller les Ardennes au midi… Pour toi, Golo ton jour est proche ; tu vois que je suis déjà venu. »
« Chien de braconnier, si tu n’es pas ermite, je ne te crains pas ; le sort que je t’ai prédit t’arrive ; il ne manque plus que de te pendre à ce chêne. »
Le comte s’éloigna frapper d’idées superstitieuses. Le cadavre frémissait encore des dernières convulsions , que Golo hésitait à le quitter sans s’assurer de sa mort.
« Qui pourrait m’accuser ?» disait-il seul devant l’ermite. Par un dernier effort, le cadavre se souleva à demi et répondit :
« Dieu. »
Le cadavre retomba, Golo s’enfuit.

La troupe rentra silencieuse au château, Hubert sombre, le sénéchal presque joyeux, les gens inquiets de la mort soudaine de l’ermite. Ils causaient en arrière de la faveur mystérieuse qui protégeait Golo, malgré qu’il eût trempé ses mains d’ans le sang de sa maîtresse ; ils parlaient bas, tant ils redoutaient soit son ascendant sur leur seigneur, soit son alliance avec quelque démon, attribuant sa prospérité à une cause surnaturelle.

Il y avait presque dix ans que Geneviève demeurait dans son ermitage ; jusqu’alors elle n’avait eu aucun dessein de ramener son fils à son père ; mais le voyant fort et beau, elle affaiblie par ses malheurs et des maladies inséparables de l’état sauvage où elle était tombée soudainement du faîte de ses prospérités, elle se demanda si ce ne serait point tenter la Providence que de quitter l’asile qu’elle semblait en avoir reçu contre l’infortune. Toutes ses angoisses maternelles renaissaient en songeant à l’accueil qui serait fait à son enfant. Séparée du monde plus que ne le sont les ermites dans un désert, par quels moyens pourrait-elle réussir ? Elle ignorait les chemins ; elle aurait des privations à souffrir ; les vêtements lui manquaient. A quels signes se ferait-elle reconnaître ? Hubert ressemblait au comte ; mais le cœur d’une mère pouvait se tromper ; elle ne possédait plus d’anneau, de reliquaire ; elle-même devait être bien changée par cette vie rude à laquelle l’adversité la condamnait. Les yeux de son époux ne verraient peut-être qu’une pauvre insensée dans la malheureuse Geneviève, et, de honte, elle renonçait à son projet, mais elle pensait à la mort, et toutes ses inquiétudes revenaient plus vives déchirer son cœur.
« Si mon fils mourait, je mourrais, tout serait fini ; si, au contraire, c’est moi qui vais première de vie à trépas, que deviendra-t-il ? Il périra dévoré des bêtes féroces, s’il quitte cette grotte, ou privé du nécessaire, puisqu’il ignore les premiers soins domestiques. »

Dans cette pensée, elle tâchait de lui apprendre à la suppléer en diverses occasions. Ensuite cette vie solitaire lui devenait insupportable par un motif d’orgueil naturel dans une mère : cet enfant, lorsqu’il aurait atteint la force de l’homme, ne saurait rester privé d’une compagne. Traîner la vie d’un braconnier et d’un ermite convenait à une existence à qui le besoin d’expiation ou des goûts étranges l’imposaient… Mais l’héritier du Brabant ne pouvait y être asservi que par sa destinée. Or Dieu, en le conservant si miraculeusement, avait témoigné de sa volonté à le rendre à sa haute fortune.
Elle avait embrassé avec ardeur ce projet, remettant à des temps plus éloignés son exécution. Elle commença néanmoins par instruire son enfant de sa déplorable histoire ; elle lui conta la scélératesse de Golo, leur isolement ; elle ne tut que l’égarement d’Hubert. Elle souriait, la pauvre exilée, lorsque l’enfant indigné se demandait le lieu où restait leur persécuteur ; elle souriait de voir ce visage aux traits gracieux respirer la colère d’un autre âge, et ses mains, encore enfantines , lever , en signe de menace, l’épieu dont il semblait déjà frapper Golo ; elle souriait et pleurait tour à tour.

Dans une fraîche matinée d’automne, assis sur les derniers gazons fleuris de l’année, ils causaient, la mère en tressant du jonc, le fils en durcissant un épieu.
« Comment les hommes nomment-ils ceux qui t’ont persécutée avec Golo ? »
« Les méchants. »
« Pourquoi, demandait l’enfant, Dieu, qui te protège parce que tu suis sa loi, les laisse-t-il vivre ? »
« Afin qu’ils se repentent. »
« Et pourquoi mon père, qui est puissant parmi les hommes, t’a-t-il livrée aux méchants ? »
« Ils l’ont trompé. »
« Non, puisqu’il t’aimait. »
« Enfant, toi-même tu seras peut-être trompé par le cœur qui semblera te chérir le plus. »
« Eh bien ! restons où nous sommes ; j’aime mieux ces voûtes de verdure que ces voûtes de pierre de vos villes. Tiens, regarde, je dépasse notre églantier de toute la tête ; je grandirai encore ; l’arbuste ne s’élance-t-il pas plus haut dans les airs à chaque printemps ? Me voilà fort ; je ne crains plus les loups de la forêt ; tu ne sortiras plus ; c’est à moi à te nourrir, comme tu l’as fait quand je ressemblais au passereau. »
« Tu ne crains pas le danger ; crois-tu que je ne tremble pas en demeurant seule à t’attendre ici ? Au milieu des hommes tu seras aimé… »
« M’aimeront-ils autant que toi ? »
« Tu leur commanderas. »
« Et s’ils désobéissent ? »
« Il y a des lois qui punissent la désobéissance. »
« Je ne comprends pas que la volonté d’un seul en impose à tous. »
« Si, s’il est le plus noble et le plus brave. »
« Alors, je serai brave, sinon le plus noble. »
« Les justes te reconnaîtront pour l’héritier de ton père. »
« Comme ces jeunes cerfs au port majestueux qui guident la troupe de leurs compagnons ? »
« Prends garde, enfant, l’ambition mène à la mort. »
« Je ne la crains pas, car elle ressemble au sommeil, quand je dors sur tes genoux. Je veux aller chez les hommes ; je veux parler à mon père ; je lui demanderai des armes pour mener les jeunes au combat contre les méchants. »
« Ambitieux et guerrier ! ” pensa la mère, toute fière de reconnaître dans les paroles de son fils le caractère du comte. »
« Peut-être que ton père ne voudra pas te reconnaître. »
« Ce serait une iniquité, et, puisqu’il commande aux hommes, il doit être juste. »
« Dieu peut t’imposer cette épreuve. »
« Alors je la subirai ; je reviendrai dans ces bois ; je resterai chasseur libre sous ces ombres verdoyantes, autant que l’hirondelle sous la feuillée ; j’y suis né, j’y mourrai, sans faire un pas de la vie à la tombe. »
« Comprends-tu bien la mort ? »
« La mort ! répéta l’enfant troublé ; tu m’as dit que c’était un sommeil ; que Dieu nous recevait dans ses bras, comme tu faisais de moi quand j’étais plus petit… Non, je ne crains pas de mourir. »
« Si tout à l’heure, sans ouvrir les yeux à tes caresses, sans te répondre, pauvre orphelin, je demeurais aussi froide que la pierre où je m’assois ? »
« Je t’appellerais tant que tu me répondrais… »
« La mort ne répond jamais. »
« Comment voudrais-tu que Dieu me laissât vivre sans toi ? »
« La volonté de Dieu est que l’homme soit utile à ses frères : s’il est leur égal, pour qu’il prenne part au fardeau des peines communes ; s’il est leur maître, afin qu’il rende plus léger le fardeau de ceux qui sont nés faibles. Quand l’homme refuse de porter son fardeau jusqu’à la mort, c’est un lâche ou un insensé qui redoute la souffrance. La vie est une épreuve, mon fils, nous devons demander au Ciel qu’elle soit courte si elle est pénible, qu’il en soit à sa volonté si nos forces sont égales au fardeau. »
C’est ainsi que Geneviève instruisait son fils dans la pratique de ces vérités que l’adversité même ne fait pas toujours connaître aux puissants de la terre : tant leur orgueil repousse ses rudes leçons !

Or, voici que les sons lents et nourris du cor vinrent renfler le murmure de la source ; l’enfant parut surpris et joyeux du bruit guerrier qui résonnait pour la première fois à ses oreilles. Ce bruit se rapprochait ; il semblait sortir des sombres futaies qui couvraient les collines opposées.
Geneviève pâlit ; l’enfant inquiet l’interrogea sans qu’elle répondît ; la biche qui l’avait allaité, couchée près d’eux, respira fortement, se dressa, puis à bonds précipités vola dans la vallée ; elle avait senti son faon poursuivi par de nombreux chasseurs.
Geneviève les vit cavalcader au loin ; montée sur un rocher, elle montra à son fils la bannière du comte Hubert, à la tête de sanglier coupée, et l’enfant battit des mains, joyeux du bruit de la chasse, des armures, tandis que sa mère tremblait, agitée par la terreur et l’espoir.

Elle resta longtemps assise sur ce rocher, dans l’attente que la chasse reviendrait par le vallon.
Son attente ne fut point déçue ; ce fut longtemps après, le soleil prêt à se coucher, que les armures brillèrent çà et là dans les taillis, que les trompes sonnèrent à l’envi. Le faon reparut blessé ; il passa sans rentrer à la grotte ; puis ce fut le tour de la biche, cernée par une meute haletante. La sueur ne mouillait point son poil lustré ; ses membres étaient aussi souples qu’au début de la chasse : quand les chiens la pressaient, elle s’arrêtait, leur faisait face, ensuite elle reprenait sa course. C’est ainsi qu’elle remonta jusqu’à la grotte. L’enfant de Geneviève vit le péril de sa nourrice ; il saisit son épieu, sans écouter sa mère, qui lui disait en le pressant convulsivement :
« Mon fils, mon Hubert, sauve-toi et sauve ta mère ! »

Dans le péril où elle croyait son fils, elle était redevenue une simple femme.
L’enfant lança son épieu sur le premier chien qui sauta dans la grotte, à l’entrée de laquelle était couchée la biche au blanc poitrail… Le chien tomba en poussant un long hurlement.
Toute la troupe des chasseurs accourut, le comte et Golo des premiers. Le premier admira l’adresse et les traits de l’enfant, le second frémit de la ressemblance de ses traits avec ceux de son maître. Une sorte d’ombre, qu’on voyait s’agiter sous la grotte, s’élança, saisit l’enfant, puis, se prosternant aux pieds d’Hubert :
« Comte, voici ton fils : grâce pour lui, et justice pour sa mère ! »

Le grand-forestier recula en se signant ; profitant du mouvement, son sénéchal poussa son cheval, comme si son maître eût été en danger, et eût, du choc, écrasé Geneviève, si le cheval n’eût failli s’abattre, tant un coup d’épieu le frappa grièvement.
« Il n’y a que l’infâme Golo qui accomplisse une telle lâcheté ! » criait l’enfant en brandissant de nouveau son épieu.

A cette voix, à cette action, Hubert accourut, se jeta à bas de son cheval, prit l’enfant dans ses bras robustes, le considéra un instant ; puis, d’une voix altérée :
« Où est ta mère ?
« Faites éloigner vos gens, dit avec dignité l’exilée ; que Golo reste, et maintenant qu’il accuse… »
« Il y a sorcellerie ! s’écria le pervers troublé et non abattu. Souvenez-vous du faux ermite ; faites tirer sur cette biche et pendre cette sorcière »
Il voulut brandir son épieu. Soudain la biche se lève et vient droit à lui, en redressant sa tête majestueuse où brillait le signe du salut.
Les chasseurs se découvrirent et se signèrent.
« Le Ciel te condamne ! s’écria Hubert. Eh bien ! Golo, tu ne demandes pas grâce ? tu ne crains pas que je te livre, comme vermine de chasse, en curée à ces chiens affamés ? »
Le sénéchal releva ses yeux baissés dans un morne désespoir.
« Je suis hors du bras des hommes, » répondit-il d’une voix fière.

En effet, un chevalier inconnu, aux armes noires et de feu, s’approcha de Golo, et, lui posant familièrement la main sur l’épaule, sembla la ployer sous une puissance surnaturelle. Tous se tenaient à distance.
« T’étonnerais-tu, à l’heure du péril , de revoir un ami ? Me voici au rendez-vous aussitôt que toi. Pourquoi compter sur l’indulgence du comte, sur la mansuétude de Geneviève ? N’est-ce pas qu’elle te paraît belle, cette victime qui demande encore grâce pour toi ? Les anges révoltés seraient tombés avec elle aux pieds de Jéhovah, s’ils l’eussent entendue l’adorer. Et voici que tu la retrouves pour la perdre à jamais !… Tu oses prier, maudit ! »
« Que crains-tu ? répliqua ce dernier ; je ne me repens pas. Il y a un nom qui me sauverait ; ce nom… si Geneviève… Eh bien ! je suis damné, je ne le prononcerai pas. »
L’inconnu leva sa visière.
Alors, dans un tourbillon jusque-là invisible de chasseurs, de chevaux, de chiens noirs, disparut l’infâme sénéchal.

Ce tourbillon aux sons aigus du cor infernal ne cesse de poursuivre, durant les nuits d’orage, la biche au blanc poitrail, qui, pour le faire fuir, n’a qu’à montrer sa croix d’ébène.
Geneviève demanda la tombe du malheureux braconnier ; là, elle s’agenouilla, priant pour son bienfaiteur, pour ses ennemis. Cette voix solennelle de l’infortune et de l’innocence planant sur l’assemblée qu’elle semblait bénir, monta comme un pur encens au trône de l’Éternel. L’ange radieux qui l’y porta répandit sur cette prière des larmes célestes, et Dieu, qui l’entendit, fit briller au front du firmament mille étoiles nouvelles.

FIN.

Notes
(1).-. Guimpe (anc. gorgias), vêtement fait d’étoffe transparente qui couvre le décolleté
et parfois le cou..
(2) – Moutier – Nom commun, du latin populaire monisterium, attesté dans des inscriptions du VIIe siècle, altération, probablement analogique de ministerium, du latin chrétien monastērium, du grec μοναστήριον → voir monastère.
Le suisse motî / mutru « église », ancien français môti / moutier, donnera les toponymes suivants : Monestier, Môttier, Môtier, Münster, Monetier, Mutrux, Moutaret, Mottay, Monetay, Moty, Mousterière etc…
(3).-. Bourrel – Nom commun, ancien français. Un Bourreau, également nommé un Tourmenteur.

Sources : Geneviève de Brabant, légende du IXe siècle / remise en lumière, par Conbrouse, Guillaume (1808-1873) – Éditeur : impr. de Casimir (Paris) – Date d’édition : 1836